1918 - Le Goût américain
Toujours dans la recherche des perceptions historiques du champagne, je suis tombé sur un article du journal La Vie Parisienne en date du 6 avril 1918 (1) se révoltant contre la pratique commerciale de certains distributeurs de champagne en direction des Etats-Unis.
Au 6 avril 1918, cela fait six mois que les troupes du général Pershing ont débarqué à Boulogne-sur-Mer. A cette date 150 000 Sammies se répartissent les travaux sur les nouvelles bases américaines qui verront transiter cette année environ 2 000 000 de soldats venus des Etats-Unis. L'Etat-Major de Pershing est à Paris, les troupes de l'American Expedition Force se déploient progressivement sur le front de Champagne.
L'AEF ne sera réellement opérationnelle qu'en juillet 1918 et s'illustrera aussitôt au saillant de Saint-Mihiel, au Bois Belleau et à Chateau-Thierry.
Le contexte d'avril 1918 est important pour la compréhension de l'article de journal qui va suivre. Les officiers supérieurs sont à Paris, organisent l'arrivée de leur troupe tout en profitant de l'immersion dans la "vie parisienne". Cet article ne fait donc pas référence aux Américains du corps de troupe, même si bien évidement une partie commence très progressivement à préparer les reconnaissances en Champagne.
L'expression les Sammies, comme écrivent les gazetiers français, ont l'occasion de goûter quasi sur place aux divers vins de Champagne est, à mon sens, une emphase journalistique qui n'a pas encore de valeur factuelle au moment de l'écriture de cet article.
Voici le texte du journal la Vie Parisienne au 6 avril 1918 :
"La guerre, qui aura changé notre opinion sur bien des choses,va-t-elle la modifier en ce qui concerne les vins de champagne.chacun savait jusqu'à présent que l'extra-dry était le champagne américain par excellence, que c'était même le seul champagne que les Américains voulussent boire. Et quand nous demandions une bouteille Do ... {pas de réclame, mettons votre marque préférée « goût américain»}, on nous servait céans une bouteille extra-dry voici que les Américains, les Sammies, comme écrivent les gazetiers français, ont l'occasion de goûter quasi sur place aux divers vins de Champagne. Or, l'un de leurs principaux généraux a déclaré l'autre semaine, par la voix officielle et claironnante de son officier interprète, qu'il ne voulait plus désormais boire que du demi-sec. Un autre état-major s'est même prononcé pour le doux.
C'est un événement considérable. Ainsi, depuis trente ans et plus, Mr.B. r·tl·a. d (Maurice) et quelques autres champanisants de son modèle, nous auront horriblement bourré le crâne avec le « Goût Américain », l'extra-dry et autres formules fallacieuses.
Ils exportaient le champagne très sec et très cher et affirmaient doctement : « Voilà le goût américain ! ». Et les Américains le croyaient. Et nous l'avons cru avec eux. Et cette erreur ou cette tromperie aurait pu durer des siècles !
Mais les Américains sont venus en France. La guerre assure quelques bienfaits - cela n'est plus douteux."
Cet article de journal nous apprend donc que les expéditions de champagne à destination des Etats-Unis privilégiaient l'extra-dry. Un goût formé par des Français pour les Américains... La venue de ces derniers dans le berceau du champagne leur fait découvrir le bonheur du demi-sec.
Une mention plus tardive, 1926, de cette préférence anglo-saxonne pour l'extra-dry comme goût anglais est perceptible dans un autre article de presse se faisant l'écho d'un procès relatif à une falsification d'étiquette :
"On sait que les Anglais prétendent que le vrai champagne ne se consomme qu'à Londres. C'est là seulement qu'on trouverait "l'extra dry, le pur jus de la treille", sans addition de sucre ni d'alcool. Il y aurait aussi le champagne "goût russe" : 40 % de champagne et 60 % de sirop." (2)

(1) La Vie parisienne : moeurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 6 avril 1918, Paris, PLANAT Emile, directeur de publication, p.331, https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328892561 (vu le 23 juin 2020)
(2) Le Journal, 21 janvier 1926, Paris, XAU Fernand, directeur de publication, p.3, https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34473289x (vu le 23 juin 2020)
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