A propos d'une carte postale... Lorsqu'une bouteille de champagne promet de canonner.
La sagesse populaire voudrait qu'une femme se repérerait mieux dans le frigo qu'un homme...
Le fait est que ma fille de dix ans arrive en moins d'une seconde à trouver les bâtonnets de surimi, alors qu'il me faut largement plus de temps pour me souvenir où je les ai envoyés s'oublier. Je ne sais pas si elle engage un schéma de reconnaissance avant d'ouvrir le frigo ou le fait qu'elle a une vue de face alors que j'ai une vue en plongée .Ou bien encore si sa motivation à croquer dans cette ammonite de purée de poissons suspecte est plus motivante que la mienne...
Ces jeux entre la perception et la conscience sont fascinants, Edgard A. POE en use avec bonheur. La lettre volée en est l'une des plus belles applications : la meilleure cachette est sans nul doute celle qui éblouit de son évidence.
A ce petit jeu je joue bien entendu et mon cabinet de psychanalyse en est le reflet.
Au milieu de petits cadres accrochés au mur s'affiche une carte postale de la toute fin du XIXe siècle. Elle représente un fier cavalier en tenue de soirée, chapeau sous le bras, cigare au bec. Il chevauche un destrier au pas gracieux tirant un haquet. Sur cette carriole à fûts, sont quatre superbes jeunes femmes en amazone sur une énorme bouteille de champagne. Les trois premières femmes sont une allusion aux trois Grâces, Allégresse, Abondance et Splendeur. La quatrième, en fin de convoi, est manifestement le trophée à ramener à la garçonnière et celle générant les trois consœurs.
Rien de plus anodin qu'une allusion au champagne dans un cabinet situé à Reims. Tout au plus peut-on sourire de son évocation doucement coquine. Mais là n'est que l'éblouissement de l'évidence.
Dans le travail effectué avec mes patients, verbaliser les images immédiates est l'un des exercices les plus fructueux pour trouver une porte d'entrée à l'inconscient. Chacun sait depuis « la nuit des temps » qu'une image en conversant en-deçà des mots est plus riche qu'un discours ordonné et par essence filtré, censuré ou adapté au contexte.
En regardant cette image plusieurs mots me, (nous ?) giclent : paire, canon, poules, bulles, parade, volutes, volupté, explosion, corseté, guindé, tenue, retenue, transport, direction, boum et pschhhtt.
Vient après l'analyse à la volée du préconscient :
Paire : entre le cigare et le champagne, toute une culture du choix. Non-paire, il y a cinq personnages. Non-pairs, il y a manifestement une hiérarchie entre les trois grâces chevauchant le corps de la bouteille, l'amazone du col et l'hidalgo conduisant la procession.
Canon : la bouteille de champagne sur le haquet évoque un canon et les quatre jeunes femmes sont des canons. Ce mot est lié également à parade, explosion, boum et pschhhtt.
Volutes : là, ces liens sont la véritable porte d'entrée d'une esthétique de libido : volutes du cigare, rejoignant les volutes du fouet de cocher. Corseté, guindé, tenue et retenue suivent la même ligne de volupté.
Bulles, direction et transport sont des mots tentant de faire lien entre ces trois axes.
Puis vient la tentative, tentation de prendre en main la pelote, de rationalisation, de trouver le bout de la ficelle... Il est aisé de percevoir que cette carte postale touche à la libido européenne. Plus d'un siècle nous sépare pourtant de l'impression de cette carte postale. Elle est pourtant bien éloignée de la tendance actuelle à la construction d'une libido axée sur le phallique, le corps immédiat et brut, sans promesse autre que la jouissance. Contradiction... entre la perception et l'impression.
Mon bout de ficelle s'est révélé en seconde analyse, un seul verbe : cahoter. Cette scène ne devenait plus l'instantané, l'image, d'un moment mais engageait un cheminement. L'image se nouait... Plus le chemin est chaotique, plus les bulles de la grosse bouteille de champagne seraient vigoureuses. Les mots de première analyse, Bulles, direction et transport, avaient terminé leurs travail d'assemblage.
Bien que claire dans son évocation, cette carte postale me guidait à replacer la libido sur un chemin confortable. L'esprit européen conçoit la temporalité en trois segments, le passé, le présent, le futur.
Cet apparent instantané présente donc le tour de force d'assembler ces trois segments en une seule impression. Il suffisait de reprendre la mécanique de la libido en trois points : désir, plaisir, jouissance... et d'inverser l'ordre apparent, trop éblouissant, de la marche dans cette carte postale.
La lecture consciente de cette impression est de gauche à droite, dans le sens de la marche du cheval. Mais comme souvent dans les jeux d'esprit faisant appel à l'inconscient, le sens donnant la direction est à l'inverse.
Sur cette image ce n'est donc plus l'homme, fier Artaban, qui mène le convoi sous la badine d'une des Trois Grâces, mais le « trophée » qui susurre à notre coq au travers des promesses d'Allégresse, d'Abondance et de Splendeur. Le haquet, véhicule , ce qui permet le transport, avance au pas de parade du cheval. Il est semblable à un affût supportant une bouteille de champagne prête à canonner.
La lecture inconsciente, immédiate et sans filtre, se révèle là enfin... et par conséquent la plénitude de son naturel.
Je retrouve la mécanique confortable de la Libido et les trois temps de mon esprit européen. Le Désir associé à l'instant passé est l'homme en attitude de parade nuptiale. Le Plaisir de l'instant présent sont les promesses manifestes des Trois Grâces installées sur le fût de champagne. La Jouissance et l'instant d'après, l'assurance de canonnade effervescente, est la dulcinée-trophée chevauchant en amazone le goulot de la bouteille... Qui est bien entendu discrètement en forme de phallus.
Cette anodine carte postale sans couleur et sur un papier jauni est devenue un des outils essentiels de mon cabinet. Dans l'invisibilité de l'éblouissement de son évidence, elle m'est comme un mémento discret sur la mécanique de la libido.
Elle me rappelle sans cesse que le moyen le plus efficace pour réconcilier le patient avec sa libido et ses conséquences est de le guider vers la conscience des trois temps : Désir, Plaisir, Jouissance... Et que seul le dernier est la seule fin (faim) en soi.
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