Café et Blida
Tous les étés il existe encore des lieux où la jouissance simple des vins de Champagne est préservée tranquillement…

Les vide-greniers sont une institution majeure dans la grande majorité des campagnes françaises. Elles sont parfois prétexte à drainer un tourisme de chambres d'hôtes avoisinantes, un tourisme estival espérant encore dénicher l'objet originel portant les valeurs d'un terroir local ou de notre coq-uetterie nationale. Mais elles sont d'abord et avant tout une sortie familiale tant des citadins que des clochers voisins. C'est un moment de pas perdus, un temps en parallèle. Et lorsque nous pouvons nous poser et y réfléchir d'un peu plus près, le vide grenier est une entité spatio-temporelle digne des grands moments de science-fiction.
Certes on peut encore y dénicher un casque de Darth Vader cabossé ou un Aigle de Cosmos 1999 et pour les plus chanceux de bonnes éditions de Valérian. Mais ce qui ce joue est au-delà des objets débordant des étalages de fortune.
Concernant la Champagne, le vide-grenier est usuellement organisé tout le long de la rue principale du village et au travers des rues sécantes.
Je ne pense pas que l'on vienne ici pour trouver quelque chose, mais pour rapporter un écho de vie passée, la layette d'occasion d'un bambin grandissant plus vite que le porte-monnaie de ses parents ou dans l'espoir de compléter une collection plus ou moins laissée à l'abandon.
Systématiquement vers 9h du matin une certaine nonchalance envahit la rue, le premier café est souvent loin, les professionnels de la brocante s'en sont retournés avec leur camionnette après avoir raflé sur les étals ce qui avait potentiellement une valeur de revente. Un moment creux où les exposants discutent entre eux en faisant des pronostics sur la journée à venir. Les thermos s'ouvrent et les croissants au beurre sortent de leur sachet, fi de la mauvaise conscience, "on est dimanche". Quelques voisins du village viennent jeter au hasard des connaissances un coup d'œil distrait. On sourit, on se dit que l'année prochaine on aura nous aussi bien besoin de vider le grenier et tenter de vendre ce qui ne sert plus depuis longtemps… Surtout cette fichue layette de la petite dernière que l'on gardait en souvenir ou que l'on avait un temps envisagé de rétrocéder à l'ainée qui s'est enfin mariée cette année. Toutes ces choses que l'on garde dans l'espoir que cela serve un jour, tous ces cadeaux inutiles que l'on peut enfin évacuer sans que la grand-tante ne s'en offusque.
A 10 h, les premières voitures de la ville et des villages avoisinants tentent de trouver une place dans les rues périphériques. Un rite particulier se met en place sous l'oeil ironique du coq de l'église du village. On se rassemble en famille, en couple, en groupe d'amis. On se dirige vers l'entrée de la rue vide-greniers… On prend tous ensemble un coté de la rue… Et là on systématise, on optimise... Chaque étal est scanné d'un oeil faussement désintéressé… On monte un côté de la rue, puis on redescend de l'autre… Jusqu'à l'usure et l'ennui. Il y a un vide incommensurable ressenti face à cette orgie de bric et de broc. Mais il y a toujours l'espoir de débusquer la perle rare, celle dont personne n'imagine la valeur sous son manteau de poussière ou perdue sous l'amas de romans à l'eau de rose.
C'est bien cet ennui, ce trou de sensations, cette anesthésie, qui permet l'espace dans lequel la jouissance va trouver sa place. On peut avoir le réel désir de venir, pour soi, pour ses compagnons, pour croiser du monde, pour trouver le dernier muselet manquant à la collection. Mais ce désir avorte d'un plaisir sans réelle saveur, sans réel inattendu, sans deception pour autant. Et c'est à 11h30 précises, une heure avant le déjeuner usuel que la magie opère.
Le badaud en vacances dans la région, usé, lobotomisé, trainant la savate, tout penaud de n'avoir rien trouvé à ramener, se remémore la buvette croisée quelques minutes auparavant. L'estomac commence à gronder et le fumet des saucisses grillées chatouiller les narines. On se regarde, on s'accorde, on acquiesce… pourquoi pas… "on est dimanche". Ce n'est pas comme si on mangeait du graillon tous les jours.
Une saucisse, une frite… une bière ou une eau pétillante ? On regarde autour de soi, quelques familles, quelques groupes d'amis, sont déjà attablés discutant avec un étrange petit verre à thé transparent dans lequel est servi le vin de Champagne.
Une bière ou une eau pétillante ? On se regarde, on s'accorde, on acquiesce… pourquoi pas… "on est dimanche"... On regarde l'étiquette du flacon, la coopérative locale… Un petit verre de Champagne, s'il vous plait… On paie la consigne du verre.
On quitte la buvette avec enfin le sourire au lèvre, heureux de sa découverte. On va s'attabler. On regarde cet étrange petit verre à thé, pas beaucoup plus grand qu'un shot de vodka. On s'interroge s'il faut le boire avant ou après la saucisse. On regarde autour de soi. On compte machinalement et on s'aperçoit qu'il y a régulièrement plus d'un verre par convive et fort peu de carafe d'eau… Jusqu'au moment où on est attiré par la conversation d'une table voisine où les commensaux commentent leurs achats respectifs, frite dans la main gauche et petit verre dans la main droite.
Et là, l'univers glisse… Fi des interrogations existentielles sur le boire du Champagne.
Et là, je laisse le lecteur expérimenter ce moment charnière de lui même.
Cependant, je suis certain d'une chose. Il découvrira qu'il y a un avant la découverte de ce petit verre transparent, le blida. Et qu'il y a un après… Celui où le vin de Champagne devient autre chose qu'un marqueur social de célébration. Celui du Champagne des Champenois, celui qui se moque bien des conventions. Celui qui justifie l'absolue nécessité du vin de coopératives. Celui qui est de lui-même et par lui-même et qui n'est surtout pas le miroir de ce que l'on voudrait être soi-même face aux autres. Celui qui délivre ainsi de l'enfer de l'Autre. Celui qui est cru, le cru (1) fier et transparent préférant la simplicité et l'immédiateté du blida aux verres alambiqués.
Dans les vide-greniers, les organisateurs ont bien compris ceci… Souvenez-vous de la consigne.
Je tiens le pari que l'objet le plus important que vous rapporterez de cette journée de pas perdus sera ce fichu petit verre à thé… Quitte à le dissimuler en toute mauvaise conscience dans votre poche.
Vous reviendrez chez-vous, votre univers aura naturellement reglissé dans l'autre sens, dans votre réalité. Alors, la simple évocation de ce blida volé un "dimanche" sera l'écho de ce moment de pure et simple jouissance de l'ici et maintenant.
(1) En Champagne, le cru est synonyme de village ou plus précisément de commune.
Pain perdu.
arcadie