Faire paire... Champagne et Cigare
Il m'arrive régulièrement de me replonger dans le guide De Bordeaux à Bayonne, à Biarritz, à Arcachon, à Saint-Sébastien, à Mont-de-Marsan et à Pau : Itinéraire historique et descriptif d'Adolphe JOHANNE, publié chez Hachette en 1879 (1). Mine d'or pour le voyageur de la fin du XIXe siècle, nous ressentons le rythme du temps à voyager d'une ville à l'autre par train. Il me remet souvent dans l'art de bien voyager, c'est à dire de prendre l'itinéraire d'un point à un autre comme partie majeure d'une destination à une autre. C'est bien connu, lorsque nous prenons le temps d'exister, le but n'est qu'accessoire, la vie est d'abord sur le chemin.

Cet ouvrage est un exemple d'équilibre pratique, parfois ultra précis sur la configuration d'une gare, parfois juste assez synthétique pour permettre de se lever à temps de son siège et voir défiler à sa fenêtre tel ou tel point remarquable dans le vignoble du Bordelais.
Concernant le Champagne, logiquement pas grand chose , si ce n'est une petite perle à ressortir en société. A la page 3, Johanne propose une classification des vins de Bordeaux en envoyant une petite pique au Champagne : ... Auprès de ceux-ci, on place encore les vins doux des côtes de Bergerac; le Montbazillac, véritable Champagne naturel, ayant sur le vrai Champagne cet avantage de n'exiger aucune préparation, aucun sirop.
Bien, nous voilà donc avertis.
Heureusement, toujours tout en équilibre, Johanne et les éditions Hachette se sont fait payer une partie de la diffusion de cet ouvrage par un très imposant encart publicitaire (page 86) vantant les mérites de la Maison E. Mercier à Epernay.
L'honneur est sauf.
Outre ceci, et toujours sensible à l'histoire du "Boire le Champagne", je suis également tombé sur la publicité de la page 34 faisant la réclame du célèbre Café de Paris, situé au 41 boulevard de l'Opéra. J'y apprends que cet établissement était renommé pour y "souper d'une façon aristocratique", "vider plus à l'aise une coupe de Champagne et fumer le meilleur cigare".
Souper comme un aristocrate, coupe de Champagne à la main et cigare au bec ?
Le tout fait-il bon ménage ? Suis-je là en face d'un texte forçant le trait de la vie bourgeoise parisienne de cette fin de siècle ?
Tentons...
Quatre paramètres ont précédé et donc influencé l'expérience :
- lorsque j'ai invité quelques amis vignerons à faire le test je me suis retrouvé devant des sourires respectueux mais condescendants.
- je suis fumeur de tabac à pipe et je choisis avec soin mes tabacs. Je n'ai pas d'attirance particulière pour le cigare. Non pas parce que je n'en aime pas les feuilles, mais parce qu'il m'est très inopportun de le fumer à la maison... Ma compagne possède un joli nez délicat.
- je n'ai jamais vraiment apprécié de boire une belle eau-de-vie, ou tout autre alcool fort, avec les cigares, si renommés soient-ils. L'un gâchant l'autre, à mon sens.
- Je suppose que le Champagne dont il est fait mention dans cette publicité est un effervescent... Celui des nuits de fête parisienne et non pas un Coteaux Champenois.
Malgré ces contraintes, j'ai cependant assez d'amis célibataires qui se damneraient pour un divin flacon, peu leur importe si le lendemain matin leur appartement empeste la fumée de cigare froide.
Je passe le déroulé de cette expérience conviviale et arrive directement à la synthèse.
Le cigare était un très voluptueux Cohiba. Le vin un demi-sec, d'assemblage des terroirs de Trois-Puits, Montbré et Rilly-la-Montagne et bâti autour de 50 % Pinot Meunier, 25 % Pinot Noir et 25 % Chardonnay. De ce vin, je comptais sur un nez majoritairement axé vers les dattes, le réglisse et le cacao pour favoriser au mieux un pont vers mon Cohiba.
Sur le plan organoleptique, la passerelle a été la bonne, il nous a été assez aisé de passer du Champagne au cigare et de revenir sur nos traces sans perdre ni l'un ni l'autre. J'insiste sur le fait que je n'ai pas cette sensation lorsque j'apparie un alcool fort au cigare. C'est donc pour moi un point positif penchant pour la cohabitation fructueuse entre Champagne effervescent et cigare.
Le second point est une impression générale, plus corporelle, que purement organoleptique. Il tient à la nature même de l'effervescence. Une première gorgée a su préparer la langue à l'accueil du cigare, puis chaque gorgée suivante a réactualisé la sensation de rafraîchissement. Je peux donc supposer que cette qualité pourrait être retrouvée avec n'importe quel autre vin effervescent.
Ce qui m'ennuie cependant est que le Champagne effervescent se retrouve manifestement au service du cigare. Il sait préparer à l'accueillir, il sait aider à retrouver le point de départ, il sait rafraîchir et renouveler... Tout ceci contrairement à un alcool fort. Cependant, après la première bouffée de cigare, il ne faut pas espérer retrouver la finesse et la grammaire structurelle du Champagne. Ne sont conservés à chaque retour vers le vin que ses qualités les plus éminentes. Du Meunier je n'ai retrouvé qu'une certaine rondeur et du Chardonnay qu'une seule et unique sensation de gingembre. Par contre "Maître" Pinot noir a su s'imposer en revendiquant son tabac blond et magnifier les feuilles de mon Cohiba.
En conclusion, tout est une affaire de paire, comme toute jouissance. Le Pinot noir s'est appareillé avec le Cohiba, tous deux de très fortes têtes. Il existe fort probablement d'autres équilibres, d'autres mariages à découvrir. Moi je reste sur celui-ci, certain que je peux en jouir.
Quoiqu'il en soit, Sa Majesté Champagne a trouvé son suzerain. Mécaniquement, l'erreur à éviter serait de bâtir une soirée où l'on espère faire apprécier à part égale Champagne effervescent et cigare. Le plus logique serait de présenter notre flacon fétiche en célibataire, en début de soirée puis accepter de présenter un autre Champagne au cigare. Un vin apte à épauler le cigare, à devenir son champion, mais assez lucide pour rester au service de son suzerain.
Alors, Champagne et cigare au Café de Paris ? Oui, bien volontiers.
(1) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9694970r