Il est des chemins dont on ne ressort pas indemne

J'ai toujours profondément été mal à l'aise devant ces mers de vigne avalant les coteaux jusqu'à l'horizon. Elles sont pour moi la quintessence de l'indéfectible besoin de l'homme à faire plier et redresser à sa main un territoire. Elles me sont aussi irritantes que des coups de râteau labourant jusqu'à l'os.
J'aurais aimé vivre ces antiques parcelles en foules plus propices aux riches cheminements de pensée en labyrinthe cherchant la lumière.
Mais je ne vis pas de ces vignes, ni ne me nourris de la dynamique de son marché.
J'ai rendez-vous avec Issam sur la parcelle de Petit Meslier appartenant à Monsieur Émilien FENEUIL. Je n'ai juste que les coordonnées géographiques (49°10'20.54"N, 3°56'57.10"E). Je vérifie ma destination sur mon navigateur cartographique préféré. Il pointe dans les vignes de Chamery (51), douce sensation d'une parcelle au vert plus tendre que ses voisines.
La gare TGV Champagne-Ardenne, la voie de chemin de fer, les premiers champs, une longue ligne droite comme un couloir vers la liberté ou l'effacement, la Petite Montagne de Reims barre mon horizon. Bois des Queues-de-renard, le carrefour de la rue de la Garenne et de la rue des Vignes... Check-point entre les deux mondes. Je m'enfonce dans la mer de vigne, village d’Écueil, îlot déserté, la mer encore.
Mon GPS, m'enjoint de tourner à droite, bitume, béton, bitume, terre blanc d'argile... Je ralentis, conscient des caprices de ces chemins d'exploitation les jours d'après pluie ou de dégel.
« 200 mètres, 100 mètres, 50 mètres. ». Je roule sur la saignée blanche, entre les coups de râteau. « Votre destination est à votre droite. ».
Issam n'est pas encore arrivé, mais je reconnais sans difficulté la parcelle Feneuil : de frêles arbres à fruits scandent sans rythme les portées de vigne. Le vert asperge des jeunes pampres de printemps y est plus aérien et plus dense que ses voisins, une tignasse entretenue d'herbes folles entre les rangs. Les coups de râteau me deviennent coups de peigne. Mais il y a surtout cette sculpture de sarments enroulant ses volutes aspirées vers le ciel, attirées vers le sol. Sous la coupe des nuages itinérants, elles sont tour à tour brume azur, céruse, argent, lait, plomb, saturne, zinc, ivoire et crème.
J'ai la sensation d'un vieux mammouth immobile, décharné, bossé, contrebossé, se délectant d'une délicate prairie.
Le vent d'ouest se lève, les jeunes pampres argentés frémissent, comme des milliers de papillons. Les piquets de vigne se découvrent semblables aux becs de perroquet de la colonne vertébrale d'un monstre préhistorique piégé dans la craie.
Lentement, comme un chasseur, je m'approche du pachyderme, mes yeux ne suffisent plus.
Sous mes doigts les volutes se figent et prennent corps. Elles se révèlent de fer à béton probablement issues de la parcelle, de sarments coupés et de ficelle à lier en raphia.
En portant un peu plus attention, mes doigts découvrent une liane vert anis se lovant autour des arçons secs. Puis une autre encore, tressant comme une peau autour du squelette du pachyderme, réseau capillaire drainant les principes d'une vie à venir. Juste un peu plus loin, entre deux rangs de perroquets, se dissimule une autre sculpture. Blanc lunaire et opalin, sphérique, ébouriffée comme une fleur de pissenlit prête à essaimer... Elle est là comme déracinée, attendant le souffle favorable à sa renaissance, prête à se donner au vent l'emportant vers sa transmutation.
Satisfait, comblé, heureux d'être en vie, je reviens vers le chemin.
Attendant Issam, par le jeu des perspectives, je m'amuse à faire entrer le clocher de Chamery dans l'une des volutes d'ivoire de mon mammouth domestiqué. J'imagine un doigt d'honneur dressé vers le ciel, un hymne au cycle infini de la vie.
En haut du chemin se lève un nuage de poussière, une petite voiture noire dévale la pente. Elle stoppe, plus qu'elle ne s'arrête. La poussière retombe. Deux hommes doux, le sourire jusqu'aux oreilles, une casquette défraîchie et un chapeau d'agriculteur marocain...
Croisée des cultures.
Issam me propose d'aller faire quelques photographies un peu plus loin, à Sermiers, aux Gueules-aux-vaches et à La Croix.
Je laisse faire mon passeur. En roulant derrière lui, quittant à regret ce chemin, je pense au Petit Meslier, petit chamelier qui n'en fait qu'à sa tête. Je sais toute l'attention dont il a besoin et l'ingratitude qu'il distille en retour. Mais c'est probablement là les conditions du mérite et de la perfection.
J'ai le souvenir d'un soir de cet hiver, ces soirées entre hommes où le temps et l'espace ne comptent plus. Nous étions chez Issam. Emilien nous présenta son Petit Meslier 2018. J'ai encore au fond de moi l'empreinte de ce premier verre. D'ordinaire, il me faut du temps pour m'enrouler autour d'un vin. Mais cette fois-ci, papilles, nez et palais s'accordèrent aussitôt au diapason. Perception étrange d'être conduit vers moi-même. Aucune extase, aucun transport, mais la sensation que ma tête adoptait avec délice mon corps.
Le flacon nous a accompagné toute la soirée, comme s'il avait été sacrilège de le terminer.
Goutte à goutte, essence de vie.
Il est vraiment des chemins dont on ne ressort pas indemne.
Le Petit Meslier sur le site d'Emilien FENEUIL
Merci à Issam KENNAR et Nicolas LOUDENOT...
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