Jouir du vin
On parle de dégustation organoleptique, de dégustation hédoniste, voire de dégustation en pleine conscience…
Mais n'a-t-on pas oublié le simple "Jouir du vin" ?
J'ai toujours aimé cette photographie de l'agence Rol. Le fait d'avoir été le témoin d'un mariage sous cette galerie et que j'y crois reconnaitre un sosie de mon frère renforcent probablement cet attrait. Mais ce qui m'attire vraiment est cet instant de générosité partagée.

Le contexte est bien entendu ce que nous nommerions aujourd'hui un salon du vin hébergé par une municipalité. Nous sommes fin aout 1926, à Beaune. La période des vendanges approche. Le climat de cette année avait été assez étrange impactant fortement la conduite des vignes. Janvier avait battu des records de froid et de précipitations, un printemps caniculaire (27°C en Champagne) puis un retour d'hiver rigoureux avec 1m de neige dans le Forez le 17 mai. L'été avait eu son lot de catastrophes, tornade se succédant aux tornades. Le mois de septembre avait eu la décence d'être sec et très doux avant un hiver aussi catastrophique que le précédent (1).
A l'instant où est prise cette photographie autre chose qu'une vente de vin se jouait : le repos des corps éprouvés par le climat et l'espoir d'une proche vendange sous le soleil.

En observant d'un peu plus près cette photographie, nous remarquons un "hidalgo" versant avec fierté son nectar.
Devant lui, une jeune femme, bras nus, accoudée nonchalamment contre la rembarde, entres amies, l'oeil pétillant.
Point n'est besoin des mots du vin pour savourer l'instant d'une promesse savoureuse en partage...
C'est cet instant qui m'intéresse, celui se nouant hors des perceptions somatiques. C'est celui des désirs dansant comme un tango. Notre "hidalgo" est là conduisant à son rythme sa cavalière. Goutte après gouttes, pas à pas, de l'Enfer au Paradis, il suggère, prend en charge, puis ancre le délice (2). La cavalière est là, tout entière à cet instant, à son instant, à elle, à son désir d'être portée avec succès sur la route céleste.
Le plaisir du vin nait de cette danse. Il n'est que l'adéquation entre ce qui est promis et ce qui est possible de recevoir subjectivement. Non pas perçu somatiquement, mais est reçu à la mesure de son attente... En l'absence de ce bel "hidalgo", tel est l'un des rôles des étiquettes et contre-étiquettes des flacons de vin.
On peut être une piètre danseuse, ou ne connaître qu'un seul air de tango et jouir autant du moment. On peut aimer le vin sans y avoir été éduqué, on peut ne connaître que les vins de son village mais s'y laisser bercer et en jouir avec délice.
Alors quoi ? Est-il inutile de s'armer des mots de l'analyse visuelle, gustative et olfactive ou de cette fichue mode de la pleine conscience ?
Non, apprendre à bien danser aide à se libérer et à travailler efficacement l'échange à l'Autre, à décupler son plaisir. Mais le plaisir n'est ni désir, ni jouissance...
Et pendant ce temps là...
J'ai énormément de respect pour cette noble assemblée, pour le génie et la connaissance mis en oeuvre pour déjouer les pièges d'un tel concours de dégustation. Fiers échansons des plus grandes tables françaises, ce sont les guides du bon goût et du bel assemblage.
Mais…
(1) - http://www.meteo-paris.com/chronique/annee/1926
(2) - https://www.youtube.com/watch?v=Zf6J-Hg_YWo