L’abbé Lattaignant (1697-1779), quand le champagne devient coquin.
Il m’arrive de sourire tout seul en déambulant autour de la Cathédrale de Reims, surtout lorsque j’entends des touristes anglais.
Imaginez-vous vers l’année 1757, les ateliers de Reims battent monnaie pour Louis XV, on vient de toute l’Europe pour admirer la Cathédrale. Parmi ces voyageurs, deux Anglais visitent la cité malgré le conflit armé entre l’Angleterre et la France. Ils s’étaient préalablement renseignés sur les points d’intérêt touristiques et leur dernière étape était de rendre visite au personnage le plus curieux de la cité. On leur conseille l’abbé Lattaignant, secrétaire de l’archevêque.

Lattaignant est le cadet d’une famille aristocratique. Il s’est retrouvé naturellement à faire le Séminaire. Rendu célèbre non pas ses sermons d’homme d’Eglise mais par ses frasques, ses aventures galantes et sa plume, on lui doit entre autres la comptine J’ai du bon tabac dans ma tabatière, des opéras comiques, des poésies frivoles et des pamphlets politiques. Encensés par beaucoup, haï par autant, il s’est retrouvé la cible d’un guet-apens quelque part dans une des rues de Reims. Monsieur de Clermont-Tonnerre, irrité d’être une nouvelle fois chansonné dépêcha quelques hommes pour rosser l’abbé. Cependant, ces derniers se trompèrent et corrigèrent un autre chanoine de Notre Dame de Reims, l’abbé Clignet. Clermont-Tonnerre bénéficia bien entendu d’un nouveau pamphlet assassin. (1).
Imaginons donc nos deux Anglais. Ils réussissent à se faire inviter à la table de Lattaignant. Au dit souper, il se font annoncer. L’hôte vient les accueillir promptement et s’apprête à les présenter aux autres invités. Nos deux compères s’arrêtent net et détaillent l’abbé des pieds à la tête. L’un deux prend Lattaignant par le bras, le fait pirouetter pour observer son dos. Il déclare à l’autre Anglais : « Lui être laid et lui n’avoir rien de curieux. ». Sur ce, ils tournent les talons et disparaissent. Lattaignant prit la chose en riant et la soirée en fût d’autant plus pétillante. (2)
Tant à la cour qu’à Reims, la table de notre abbé était bien connue comme lieu de « Bel esprit, bonne chère et bombance ». Les vins coulaient à flot, les courtisanes aussi, avec une large préférence pour le vin effervescent de la région de Reims. Homme de plume, il est l’auteur de deux des poèmes les plus licencieux sur le champagne qu’il m’ait été donné de lire. Ces deux textes sont de 1757. Lattaignant est à Reims de 1740 à 1776, ils ont donc fort probablement été écrits à Reims :
A Madame de B….
Sur une bouteille de Champagne qui avait sauté entre ses mains.
(sur l’air : Dessus le Mont Ida)
Vois ce nectar charmant
Sauter sous ces beaux doigts,
Et partir à l’instant :
Je crois que l’Amour
En ferait tout autant.
Sur une autre qui avait manqué :
Eh quoi… Sous ces beaux doigts,
Bacchus a donc raté pour la première fois ?
Croyez-vous que l’Amour
Lui fit un pareil tour ? (3)
Il est parfois très difficile de percevoir trois siècles plus tard toute la finesse d’esprit d’un texte. Celui-ci, en évoquant non pas une description des sensations dans un phrasé de l’époque, mais en faisant appel à une mécanique réflexe du corps nous permet d’apprécier avec finesse la savante ambiguïté de l’ « Amour ». En quelques mots dressés, il change définitivement notre relation à l’objet… Et ancre l’univers érotique du champagne.
(1) JULIEN, Ernest, Poésies diverses et pièces inédites de Lattaignant,... / avec une notice bio-bibliographique, monographie, Paris, 1881, p.LIV
En page LIX, JULIEN rapporte plusieurs mots décrivant Laittaignant de son vivant : Abbé grand conteur de sornettes, de doux propos, faiseur de chansonnettes. Pas bien dévôt, au surplus bon chrétien. Prèchait à table mieux qu’au jubé.
(2) DUGAST de BOIS-SAINT-JUST, Paris, Versailles et les Provinces au XVIIIe siècle, Paris, 1811, Tome II, p. 214
(3) LAITTAIGNANT, Gabriel-Charles, Pièces dérobées à un ami, Tome 1, Amsterdam, 1750, p.56
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