Le « Vin du diable » et sa légende créée par l’Internet.
On parle souvent de légende urbaine, l’Internet n’est pas en reste.
Le « Vin du diable » est une expression historique qualifiant les vins de Champagne mousseux.
L’Internet l’a reprise à son compte pour expliquer sa mauvaise réputation aux origines. Qu’en est-il vraiment ?
Lorsque l’on interroge notre moteur de recherches préféré sur l’expression vin du diable, les propositions tombent à foison. On y confirme qu’elle était utilisée sarcastiquement pour qualifier les vins mousseux de Champagne lors de leur apparition sur le marché français. Ces vins étaient également désignés par une autre expression : saute-bouchon.
De site internet à site internet, un paragraphe est copié/collé sensé expliquer la raison de l’utilisation de ces deux expressions : « Inconscient de leur responsabilité dans cet étrange phénomène [l'effervescence], les vignerons ne manquèrent pas d’attribuer ces bouchons qui sautaient tout seul au surnaturel et au diabolique. C’est pourquoi le champagne fut surnommé vin du diable ou saute-bouchon et se traina bien mauvaise réputation sur tout le catholique territoire de France. »
Comment le Champagne effervescent dont la culture populaire fait du moine bénédictin Dom Pérignon l’inventeur, ce vin qui a fait les belles heures des abbayes, pourrait se trainer une « bien mauvaise réputation sur tout le catholique territoire de France.» ?
Vin du diable
Je n’ai pas retrouvé l’origine exacte de cette expression vin du diable. La précieuse lexicographie du Centre National de Ressources Textuelle et Lexicale (1) ne semble pas connaitre cette expression. J’espérais remonter le fil depuis le fantastique Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que moderne. Malgré la cinquantaine d’expressions relatives au vin, aucune vedette ou sous vedette ne mentionne vin du diable, idem dans le dictionnaire jésuite Trévoux de 1740 (3), édité au moment de la nouvelle mode des vins mousseux de Champagne.
Dans l’état actuel de recherches, il me faut remonter jusqu’en 1932 pour retrouver l’expression associée au vin de Champagne mousseux : La gaité arrive avec le Champagne et ce « vin du diable » comme on l’appelait à l’origine, vous ouvre délibérément l’appétit. (4).
Hormis cette mention, je n’ai repéré cette expression liée au Champagne dans aucune littérature. Elle existe, oui et souvent, mais associée au mauvais vin en général.
Sa trace peut être suivie depuis 1708, donc avant « l’invention du Champagne mousseux ». Elle est présente dans la pièce de Marc-Antoine LEGRAND, L’Amour Diable. L’auteur fait dire à Polycrasse ivre : Quand on trouve du vin mauvais, on dit d’abord : Voilà du vin du Diable.(5). Il récidive quelques années plus tard dans Belphégor. Arlequin dit à Proserpine : Cependant, quand on trouve le vin mauvais, on dit : voilà le vin du Diable (6).
Elle peut être également repérée en 1861 comme l’expression de diable de piquette, traitre forban qui sonne sans prévenir et donne le roulis. Mais c’est également l’infâme « vin de Paris » (7). Puis en 1891 dans le feuilleton de SEJOUR et LOPEZ : Comment vais-je renvoyer ce maudit sommelier ? […] Il avait l’air fort narquois quand il m’a proposé de me rapporter du vin, et se moquait de moi intérieurement… S’est-il aperçu que la cheminée, et non pas moi, l’avait bu, ce vin du diable ou du pape ? (8).
Bien qu’absente des dictionnaires de la langue française, l’expression « vin du diable » tend à être utilisée dans la littérature comme synonyme de vin âpre, mauvais et traitre. Elle semble n’être associée au Champagne mousseux qu’à partir des années 1920-1930 où le sens dévie vers l’idée de joyeux diable, de gaité, de vivacité.
Nous pensons que ce ploiement de sens est un amalgame récent du « vin du diable » avec l’expression « Saute-bouchon » directement associée aux particularités du Champagne mousseux.
Saute bouchon
Cette expression est suffisamment parlante pour évoquer les difficultés à maintenir ce vin dans son flacon. Il est possible de la suivre depuis la fin du XVIIe siècle. La Revue religieuse hebdomadaire de la France et de l'Église du 29 Janvier 1911 nous apprend que « vers la fin du 17e siècle l’expression existait : « Est-ce du bon ou du saute-bouchon ? » en parlant des vins de Champagne servis à table. »(9). Cette expression est donc l’équivalente de « vin du diable » dans le contexte d'un texte ecclésiastique.
Nous la retrouvons également en 1858. Elle évoque le dédain : « Concernant la rapide évolution du village de Aÿ « Dans un journal daté de 1744, un adversaire de cette boisson s’exprimait ainsi […] « Il [Le village de Aÿ] était encore pauvre en 1715 ; les vignes, presque toutes plantées de ceps blancs, ne produisaient qu’un vin maigre et d’un goût rêche qui le faisait réputer un des moindres du pays. Aussi ne vendait-il ordinairement que 25 à 30 livres la queue. Mais depuis la manie du saute-bouchon, cette abominable boisson, devenue encore plus rebutante par un acide insupportable, se vend jusqu’à 300 livres » » (10)
Cette expression se perd entre la dernière moitié du XIXe siècle et les le début du XXe. En 1922, Pierre LAROUSSE en sonne le glas : Saute-bouchon, n.m, Nom donné autrefois au vin de champagne mousseux (11).
L’article du journal de 1932 (voir note 4) est donc probablement à percevoir comme le contexte de l’amalgame des deux expressions anciennes mal comprises, vin du diable et saute-bouchon.
Saute-bouchon, saute-mouton… diable, diablotin, bon petit diable… ?
Alors ? « Les vignerons ne manquèrent pas d’attribuer ces bouchons qui sautaient tout seul au surnaturel et au diabolique. C’est pourquoi le champagne fut surnommé vin du diable ou saute-bouchon et se traina bien mauvaise réputation sur tout le catholique territoire de France. » ?
C'est à notre génération, celle qui créée nos futures archives numériques, de ne pas ajouter une nouvelle difficulté en dévoyant les sens d’une expression hors de son contexte d’origine… Ni de tirer de ce dévoiement une preuve que les vignerons voyaient en ce vin une expression du surnaturel ou du diable, ni d’expliquer l’éventuelle mauvaise réputation de ce vin de bénédictin… dans le catholique territoire de France…
Note : Même si elle est sans date d’édition, l’affiche Champagne ROGER DESIVRY, au début de ce billet, présente le Diable visant une coupe de Champagne. Selon le site de cette maison (http://www.rogerdesivry.com), « Le Champagne ROGER DESIVRY est fondé à Epernay en 1923 ». Cette affiche n’est donc pas antérieure à cette date. Elle synthétise en elle-même l’amalgame des deux expressions survenu quelque part entre les années 1920-1930.
(1) Article Vin : https://cnrtl.fr/definition/vin
(2) NICOT Jean, 1606, Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que moderne, Editeur David Douceur, Paris. L’article Vin est disponible sur books.google :
(3) Dictionnaire universel françois et latin contenant la signification et la définition tant des mots de l’une et l’autre langue, avec leurs différents usages, que des termes propres de chaque état et de chaque profession », communément appelé « Dictionnaire de Trévoux », editeur Pierre Antoine, Nancy, 1740. . Le terme Champagne associé au vin est bien présent : On dit aussi pour du vin de Champagne.
Je passe la nuit et le jour
A m’enivrer de ce Champagne,
Pour étourdir un fol amour,
Qui par tout m’accompagne.
(4) Journal l’Œuvre, 18 avril 1932, p.2, article Repas au Champagne. Cet article démontre les bienfaits du Champagne non plus comme accompagnant les desserts sucrés, mais accompagnant les plats et compagnon idéal de l’apéritif.
(5) LEGRAND, Marc-Antoine, 1708, L’Amour diable, Comédie, Par Mr Legrand Comédien du Roy. F. Ribou éditeur, Paris.
(6) LEGRAND, Marc-Antoine, 1770, Belphégor, in Œuvres de Le Grand, Comédien du Roi, Nouvelle édition, Tome II, 1770, Paris, monographie., p.282
(7) AUFAUVRE, Amédé, 1861, La Samaritaine, feuilleton n°48, in L'Opinion du Midi : journal politique, religieux, littéraire et d'économie sociale, 6 février 1861, Nîmes
(8) ) SEJOUR, Victor, LOPEZ, Bernard 1891, Le Fils de la Nuit, feuilleton, in Journal le Radical, Paris, 06 septembre 1891.
(9) Annales catholiques : Revue religieuse hebdomadaire de la France et de l'Église, 29 Janvier 1911, Paris, P.103
(10) Mémoire de la Société d’agriculture commerce, sciences et arts du département de la Marne, 26 aout 1858, Chalons-sur-Marne.
(11) LAROUSSE, Pierre, 1922, Larousse universel en 2 volumes : nouveau dictionnaire encyclopédique. Tome 2, éditeur Larousse, Paris, P.892