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Leçon 3, Le Beau et le Désir.

Comment définir le Beau et à quoi sert le Désir ?


L'expérience

Coteaux de Sermiers (51)… « Les Gueules aux vaches » … Un vendredi soir de juin… Je laisse la voiture sur le bord du chemin bétonné… Enfile mes pataugas, rajuste la sangle de mon sac photo sur mon épaule droite. Raidillon de terre, là, juste entre la forêt de la Montagne de Reims et cette mer de pampres verts. J’évite les ornières humides où tentent encore de survivre de longues tiges roussies par ce début d’été.


Une centaine de mètres, les bruits des moteurs filant sur la départementale s’estompent progressivement comme de longues vagues caressant les galets.


Je retrouve ma souche préférée sur le bord du talus. Je m’y pose. Juste là, à la lisière de plusieurs mondes. Je décapsule une bière, machinalement, sans soif, pour me récompenser de je ne sais pas quoi ou m’empêcher de fumer ma pipe.


Derrière moi la forêt, à ma gauche, vers le soleil un éperon comme un cap en contre-jour sur la mer, devant moi les vignes sagement ordonnées dévalant jusqu’aux premières maisons du village, puis au-delà les champs de blé. Juste en face, la cathédrale, tache brune tentant de lever le cou au-dessus de la masse grise de Reims. Enfin vers la droite, le bois de l’ancien aérodrome militaire de Nogent, puis tout au bord de l’horizon, le Mont-Berru toisant la vallée.


Puis vient le temps où je ferme les yeux, laissant mes oreilles cartographier mon univers. Au loin de temps en temps une vague sur les galets, quelques froissements de tourterelle turque, des lianes qui se frottent discrètement l’une à l’autre, des arbres qui grincent de soif, les bulles de ma bière… Et enfin le moment féerique… celui où les petits tourbillons de vent chaud donnent la parole aux feuilles de vigne.


Il faut peu de temps pour que l’esprit se focalise exclusivement sur ces petits remous agitant les pampres. Un symposium très loquace, emplissant tout l’univers perceptible, la parole ici, là, plus loin, de nouveau là, comme une dispute d’hommes sages traitant des arcanes du monde.


Je ne rouvre les yeux qu’au moment où maintenir les paupières fermées devient un effort gâchant tout le reste. Mais cet instant de retour aux cinq sens est magique. Pendant une ou deux secondes, le temps que tous les sens se raccordent, la vigne se fige pour moi, ordonnée, en rangs serrés… sentiment de petite fierté face à cette nature totalement domestiquée.


Questions d'échos ...

Je me suis longtemps interrogé sur le bien être procuré par cet instant. En tant que psychanalyste j’accepte l’idée qu’une belle partie de notre psychisme tente de s’équilibrer sur d’anciens réflexes d’adaptation liés à notre espèce, notre communauté et à notre histoire personnelle. Ce sont ces échos déconnectés de la logique de l’ici et maintenant qui modifient régulièrement notre présence au monde actuel. Ces échos sont souvent devenus inadaptés et mènent vers les classifications pathologiques. Mais certains, même s’ils modifient tout autant notre présence au tangible, rendent agréable le fait d’être.


Là, au moment où je rouvre les yeux devant cette vigne qui ne m’appartient pas, quels sont donc ces sons ou ces images de mon passé que je suis venu retrouver ? Quel est cet écho qui me soude avec moi-même ?


Une clef efficace pourrait être trouvée dans les premiers travaux de Freud. Il décrit un psychisme organisé sur un triplet théorique. Le Conscient traduit au mieux un Préconscient extrêmement sensible à son contexte immédiat. Tandis que la fonction du Préconscient est d’organiser à sa sauce ce qui est régurgité de l’Inconscient. Pour Freud et son école, l’Inconscient est un marécage qui ne possède ni temps, ni mot et ni grammaire, ni direction raisonnée, ni poids relatif entre ses objets.


Dans le cas présent, les paroles des pampres et ma disposition physique sont à considérer comme le contexte influant le Préconscient mais c’est bien l’instant, le temps, de la redécouverte des alignements des rangs de vigne qui génère ce bien-être avant le l’accord de tous les sens, avant la Conscience et sa rationalisation.


De quoi mon Préconscient me parle-t-il donc ? Qu’a-t-il accepté d’organiser de la mélasse de mon Inconscient ?


Mes parents avaient certes un peu de vigne. Mais les souvenirs liés à ceci ne sont ni agréables, ni désagréables, de plus je n’ai pas eu à me battre contre mon père pour trouver ma place dans cette vigne familiale. Au mieux, ces rangs de vignes ne me sont pas un univers inconnu. Les échos de mon histoire directement personnelle sont à écarter.


En revanche, si j’écoute les échos de ma communauté culturelle liée au Livre je peux saisir une mélodie de fond.


Jardin d'Eden

La vigne plonge directement vers l’image, non le texte, de Noé heureux de sortir de l’Arche. Plus loin encore, plus profond, se dessine le rôle culturel initial donné à l’homme, celui d’organiser la « Nature » à partir du Jardin des Délices, du « Gan Eden ». Or, si nous acceptons que les religions du Livre ont une belle parenté avec les mondes sumériens, l’idéogramme GAN symbolise un champ, une terre domestiquée, sillonnée parallèlement et possédant un périmètre géométrique. Cet idéogramme, signe sans mot, est dans mon Inconscient l’image synthétique de la faculté de l’homme à organiser son environnement à son bénéfice. Cette idée est pour moi belle, confortable et honorable, dépassant les notions des nécessaires efforts de l’homme devant s’adapter à son biotope.


L’espace d’un instant, seul avec moi-même, pas encore connecté avec tous mes sens, assis sur ma souche, à flanc de coteau, surplombant légèrement ces alignements de vigne, mon Préconscient a su saisir au vol et organiser l’écho d’une image profonde me construisant fondamentalement.


Je sais également que ce « poisson volant » de l’Inconscient n’aurait pas été saisi si j’avais été au-dessus d’un terroir planté en foules. Ce n’est donc pas fondamentalement la vigne en elle-même qui m’émeut. De même, je n’aurais pas eu cette perception face à une parcelle en pergolas ou même allongé entre les rangs de vigne. Le simple fait de l’organisation raisonnée d’un espace n’est donc pas non plus jouissif en soi. Mais c’est aussi ma position relative à cet espace, mon détachement de l’objet observé, d’un horizon visible, du vide entre moi et l’objet, de mon réflexe à réorganiser ce vide devant cet horizon et établir par moi-même suffisamment de liens. Qu’y a-t-il de plus inconfortable que d’être immergé dans une sombre forêt d’épicéas, une forêt plantée au cordeau ? Le terrain est certes optimisé à la perfection, mais mes sensations ne le saisissent pas et l’horizon n’existe pas.


De cette expérience se dégagent deux axes liés à la perception agréable de la présence aux vignes et comme espace préalable à la perception du Beau.


Désir, plaisir, jouissance

Le premier est relatif à notre point de vue relatif à l’objet observé. Même si tout le travail de l’artiste est d’organiser son monde et de nous y guider, nous avons besoin d’espace pour reconstruire notre partie propre. Le désir n’existe que pour combler un vide… Et sans désir, pas de plaisir, pas de jouissance conséquente au plaisir. Ce constat est également vrai pour le Besoin, nous y reviendrons plus tard.


Définition du Beau

Le second tient dans la définition même du Beau : tout ce que j’aime et peux saisir, ordonnancé, qui me rassure par son indéfectible présence au-delà du temps et des modes (Nasio, 2014). Par définition, le Beau est une perception fondamentalement liée à l’être intime. Le « Je » est un être en constant besoin de réassurance, de repères acceptés, en partage ou non.


Panique

Pan, « Satyre della Valle », Rome, théâtre de Pompée, Champ de Mars, époque hellénistique

On dit que des goûts et des couleurs on ne discute pas… On peut juste jouer sur la génération du désir, dans la mécanique du vide.


Mais une œuvre d’art installée dans le vignoble a-t-elle besoin de générer du désir communautaire ?


A priori non, les moteurs menant à la création sont multiples. Ils empruntent autant les voies du bien-être et du mal-être subjectifs, des interrogations de l’artiste comme de la démonstration appuyée d’un point de vue sur le monde. Ils peuvent également boucher les horizons, déplacer les équilibres ou les logiques. Rien n’interdit à l’artiste de composer pour lui-même, de combler encore son propre vide ou au contraire le curer jusqu’à ce qu’il disparaisse. Il ne peut être tenu responsable que son répertoire transite sur le marché de l’art ou par une collection privée.








Le vignoble, au-delà d’être la source mythique des arts, rassemble donc toutes les conditions nécessaires à la création et à l’installation d’une œuvre d’art :

  • Il installe le vide, c’est-à-dire fonde le désir

  • Il soutient visuellement le Beau, c’est à dire conforte le « Je », celui du destinataire de l’œuvre, ou bien celui de son créateur.


On reprochera à cette définition liée au vignoble qu’elle ne se construit que sur l’expérience subjective et que certaines personnes sont prises de mal-être à la seule évocation du vide. Pour autant, ces dernières peuvent apprécier le Beau et les arts en général.


Probablement, mais qu’est ce vertige face à l’évocation du vide sinon le désir bloqué avant le plaisir par la crainte de ne pouvoir en maitriser la jouissance ?


Et puis, il est bien connu qu’à l’affut derrière les bosquets ou tapis derrière les pampres se cache Pan. Le petit malin qui nous pousse hors du raisonnable… panique.


 

Nasio, J.-D. (2014). Art et Psychanalyse. Paris: Petite Bibliothèque Payot, Editions Payot & Rivages.

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