Leçon 1, le vignoble biotope originel de l'art-actuel...

Quelque part au fond de notre mémoire collective s’agite encore l’idée que la vigne, mère du raisin et source du vin, est arrivée en Europe dans les bagages des compagnons de Déméter et de Dionysos.
Dans les champs et les vignes…
De l’antique Hymne à Déméter d’Homère à La conception dionysiaque du Monde de Nietzsche, toute notre perception de la musique classique et de la dramaturgie, des arts en général, tirent leur essence des rites et des rythmes de l’hors-de-la-cité, de la campagne… et de notre besoin de sédentarisation.
Jusqu’aux révolutions du Siècle des lumières, les arts européens avaient pour fonction de réduire la névrose entre le vertige de l’Humain face à ses origines et la fierté de son propre génie dans l’ici et maintenant.

La plus belle démonstration en est le ballet La Tragédie d’Annibal joué en 1747 au Collège des Jésuites en Avignon : « Cérès [Déméter] & Bacchus [Dionysos] que quatre Satyres portent sur leur Thyrses apprennent aux Habitans d’Eleusine l’Art de cultiver la terre, & de planter la Vigne ; ce qui veut dire que l’Homme fécondé par les Dieux mais instruit par ses besoins inventa l’Agriculture » (Anonyme, 1747)
Acceptons donc que le territoire agricole soit le lieu originel des arts. Notre époque se débat pour un retour respectueux aux sources… le vignoble en est le théâtre privilégié !
…L’Art…
Mais bien des choses se sont passées depuis le milieu du XVIIIème siècle. D’Être social aux utopies communautaires, l’Homme européen s’est finalement découvert individu. Ego-noyau dont l’empirisme, l’histoire propre ou la philosophie de vie valent au moins autant que l’ordre communautaire et la loi sociale.
Depuis, l’Art n’est plus uniquement l’ensemble de moyens, de règles, de pratiques ayant pour objet la matérialisation du Beau ou menant potentiellement à un chef-d’œuvre. Il n’est plus fondamentalement synonyme de signature des productions artistiques d’une époque, d’un pays ou d’une civilisation, comme dans l’expression « art aztèque » ou « art provençal ». Enfin, il s’est détaché de l’idée de catégorisation sociale, comme l’idée d’un « art populaire » ou « de masse ».
Définir l’Art est devenu délicat, voire impossible. Il quitte une matérialité et, en Europe, tend à osciller entre deux directions, celle du bénéficiaire de l’art et celle du producteur.
La première direction est celle proposée par Proust dès 1922, dans Le Temps retrouvé : « Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres… ».
La seconde est celle de l’artiste majeur proposée par Camus dans Le Mythe de Sisyphe en 1942 : « Pour finir, le grand artiste sous ce climat est avant tout un grand vivant, étant compris que vivre ici c’est aussi bien éprouver que réfléchir. L’œuvre incarne donc un drame intellectuel. L’œuvre absurde illustre le renoncement de la pensée à ses prestiges et sa résignation à n’être plus que l’intelligence qui met en œuvre les apparences et couvre d’images ce qui n’a pas de raison. Si le monde était clair, l’art ne serait pas. ».
Pour Proust donc, en tant que bénéficiaire, l’Art est un moyen de multiplier son expérience du Monde, de se décentrer. À l’inverse, Camus oriente vers le producteur d’art. Pour lui le rôle de l’artiste et de sa production est d’éclairer le monde, de lui donner un sens via l’état d’être dans l’ici et maintenant.
…est né.
Fini donc l’Art comme liant d’une culture de référence, comme jeu et aboutissement de règles communément perçues et acceptées. L’Art est un reflet tentant d’exprimer un monde accessible qui nous reste malgré tout étrange. Et cette vue est totalement dépendante de l’état d’être et du contexte de l’artiste au moment de sa création.
Finie donc la tyrannie de la Muse unique et jalouse. L’Art est devenu le creuset d’inspirations et de techniques s’entremêlant sans pudeur l’une aux autres. La musique peut être plastique, le plastique être musique et jouer sa comédie du théâtre vivant.
Si le vignoble est accepté comme lieu actuel privilégié des arts, alors il convient de s’attendre à ce que ces propositions de vues multiples, cette tendance au décentrement et ces interrogations sur le monde y naissent.
« La découverte de la vigne fait tout à fait connaitre la Comédie. La Comédie n’aura pris une certaine forme ou plutôt n’aura été en usage qu’après la découverte du vin.» (Nougaret, 1769)
Anonyme. (1747). Annibal Tragédie Les Arts Ballets, Seront représentés Par les Ecoliers du Collège d'Avignon de la Compagnie de Jésus. à l'occasion de la distribution des prix. Avignon: Monographie.
Nougaret, J.-B. (1769). De l'art en général. Paris: Monographie.