Méthodologie Laïque de la canonisation d'un saint

Dom Pérignon (1640-1715)... Bien loin de nier son génie de l'assemblage des raisins, sa patience, son attention, son empirisme très méthodique, sa délicatesse d'esprit et de palais, sa gourmandise monacale, ce que nous voulons décortiquer ici est la mécanique qui a construit le personnage emblématique du Champagne tel que nous le concevons actuellement.
Le contexte :
En 1668, à l'âge de trente ans, Pierre Pérignon, moine bénédictin, rejoint l'abbaye de Saint-Pierre d'Hautvillers et obtient la charge de cellérier et d'administrateur financier sous la direction de l'abbé. Il y excelle sur les deux plans et développe la notoriété des vins de l'abbaye. En 1680, le frère convers Jean Oudart, de l'abbaye bénédictine de Saint-Pierraux-Mont à Châlons est nommé intendant du domaine viticole de Pierry appartenant à l'abbaye. Aussi inventif et méticuleux que son aîné, Oudart s'attachera à équilibrer la saveur du vin par des solutions de liqueur et boucher ses bouteilles au liège espagnol. Les deux hommes sont très probablement en contact, la paroisse de Pierry dépend de l'abbaye d'Hautvillers. De leur vivant et au même moment, les deux hommes vont faire parallèlement du vinum theologicum un produit de luxe n'ayant plus rien à voir avec la retenue monacale. En collaboration ou chacun de leur côté, ils ont sû domestiquer les soucis de transport et de conservation de ce "vin du Diable" et surtout créer, imposer, un goût de référence et une nouvelle envie chez les gens d'argent. Moreau-Bérillon dans son ouvrage (1) rapporte qu'à Paris en 1700 un Champagne médiocre se vend à Paris de 150 à 300 livres la queue (216 Litres), 400-550 pour les excellents et... 800 à 980 pour les vins "religieux d'Hautvillers et de Saint-Pierre"...
Nous préférons tout de même mettre un bémol à cette assertion, le prix de vente d'un produit n'a jamais été le reflet du bénéfice du producteur, ni un gage de qualité, ni de son adoption définitive, mais uniquement la mesure d'un marché.
La preuve en est une lettre du 18 octobre 1713 de Bertin du Rocheret fournisseur de vin au comte d'Artagnan :
" Le moussage est un mérite à petit vin, et le propre de la bière, du chocolat et de la crème fouettée. Le bon vin de Champagne doit être clair, fin, pétiller dans le verre et fleurer ce que l'on appelle le bon goût qu'il n'a jamais quand il mousse, mais bien un goût de travail et de vendange, aussi ne mousse-t-il qu'à cause qu'il travaille."
d'Artagnan lui répond du Camp de Fribourg le 25 octobre :
"... Je vois combien j'ai eu tort et le sieur Dufaux de demander que vous fassiez tirer mes quarteaux de vin, pour qu'il pût mousser; c'est une mode qui règne partout surtout à la jeunesse; mais je suis ravi de tout ce que vous me mandez sur le moussage. Je vous promets dorénavant de ne point vous en parler d'avantage, car pour moi, en mon particulier, je m'en soucie fort peu; mais je veux bien qu'il soit clair fin et qu'il ait beaucoup de parfum de champagne.(3)"
Mais potentiellement, ces deux compères avaient donc en même temps et sur le même terroir de l'or au bout de leurs doigts et de leurs neurones. Pourtant, c'est bien le R.P. Pérignon qui sera "canonisé" comme "Saint Fondateur" du Champagne par le bon sens de l'Histoire...
A tel point que même le site "maisons-champagne.com" (2) déclare sans ambage "Le frère Oudart, l’émule de Dom Pérignon dans la manipulation des premiers vins de Champagne, y a vécu et a été inhumé dans l’église Saint-Julien.".
Quel a été le processus de "béatification" laïque de Pierre de Pérignon ?
Il y a bien entendu le Miracle constaté : ce vinum theologicum génère deux fois plus de deniers sur le marché que les autres vins de Champagne et ce malgré les réticences du "bon goût" de l'aristocratie.
Est-ce un vin pour une jeunesse qui s'emballe des nouveautés technologiques, une boisson pour jeunes sans goût éprouvé ? En 1715, ce serait trop forcé d'écrire que c'est un vin révolutionnaire secouant l'ordre scélérosé... D'autant plus que les vins moussant de la Montagne de Reims sont en vente en Angleterre depuis au moins une génération (4).
Concernant plus directement Pierre Pérignon, il ne faut pas négliger la double préséance qui est ici en jeu. Jean Oudart demeurera jusqu'à sa mort un frère convers en charge des travaux manuels et des affaires séculières de son monastère, tandis que Pierre Pérignon était un moine du chœur consacré à l'oeuvre de Dieu. De plus, les deux établissements appartenaient au même ordre bénédictin et Pierry dépendait de la paroisse d'Hautvillers. Des plaintes
Enfin, l'esprit occidental et chrétien a besoin de se composer une origine et un sens uniques à chaque évènement fondateur, quitte à en tordre le calendrier et la géographie. C'est ce biais qui influencera énormément la manière de faire l'Histoire au travers de Chroniques officielles ou d'autorités.
Ces notices d'autorités ont très tôt été mises en oeuvre compensant le "socratisme" de Pérignon et d'Oudart. Nos deux compères n'ont apparemment laissé aucun manuel et la clef est bien là.
On a bien tenté d'attribuer un temps l'ouvrage de 1718, Manière de cultiver la vigne et de faire le vin de Champagne à Pérignon décédé depuis trois ans, mais il serait de l'abbé Godinot, rémois maudit de son vivant par les jésuites et le cardinal de Rohan. Et encore, rien n'est moins certain.
Oudart et Pérignon ne laisseront, dans l'état actuel de nos connaissances, aucun écrit, que des sagesses dispensées à leurs collaborateurs respectifs... Et une guerre de clochers qui ne trouvera sa résolution qu'une génération plus tard en 1780. Il semblerait que les moines d'Hautvillers empêchaient par tous les moyens les habitants de Pierry de faire d'aussi bon vins qu'eux. Ces moines s'imposaient comme les héritiers sans partage de Dom Pérignon et le droit de continuer à dîmer Pierry du quarantième de sa récolte (5).
Comme dans de très nombreuses régions, le patrimoine de l'Église à Hautvillers et Pierry n'a pas survécu en tant que tel à la Révolution de 1789. Dom Grossard, le dernier procureur de l'abbaye avait fui dans sa famille à Montier-en-Der. S'afficher comme héritier du monde d'avant était alors assez difficile. On éclipsa Pérignon et Oudart. Et nous insistons sur le fait qu'ils n'ont légué aucun manuel de conduite savante des processus de vinification et à partir duquel la société civile aurait pu reconstruire un savoir faire. En 1821, pour le Clergé l'orage est passé et une ordonnance du 27 février place ce dernier à la surveillance de l'Université. Le décès de Napoléon Bonaparte permet le rapprochement des partisans de l'Empire, des royalistes libéraux et des républicains. Dom Grossard écrit le 25 octobre à l'adjoint au maire d'Aÿ :
"C'est dom Pérignon qui a trouvé le secret de faire du vin blanc mousseux, car, avant lui, on ne savait faire que du vin gris paillé."(6)
Cette assertion circula de mains en mains et elle finit par faire référence d'autorité jusqu'à aujourd'hui même. C'est tout de même l'ancien procureur de l'abbaye d'Hautvillers son auteur.
Il y a de fortes probabilités qu'Oudart ait contribué de manière significative à l'a mise au point des bouchons de liège. Mais dans cette même lettre Dom Brossard enterre définitivement la contribution d'Oudart à l'évolution technologique de la conservation des vins :
"C'est encore à dom Pérignon qu'on doit le bouchage actuel. Pour fermer le vin en bouteilles, on ne se servait que de chanvre et on imbibait d'huile cette espèce de bouchon."
La messe est dite et l'hagiographie de Dom Pérignon nait ce jour là dans un contexte du retour en grace du clerc savant, du besoin d'une société civile en passe de se souder à se trouver des héros fondateurs communs.
Oudart, le frère convers de la commune qui a osé se révolter contre la dîme de Hautvillers, n'a pas eu la chance d'avoir un tel chantre.
A partir de 1821, la mécanique de "béatification" civile, cette recherche de héros communs, va s'accélérer.
En 1843, Pierre Pérignon est inscrit à la Biographie Universelle Ancienne et Moderne (7). On y apprend entre autres que c'est à lui que l'on doit la perfection des vins de Champagne et qu'il ne garda ni pour lui, ni pour sa maison son secret et le publia dans Manière de cultiver la vigne et de faire le vin de Champagne. Or nous avons déjà souligné le fait qu'il n'en est ni l'auteur, ni l'instigateur. Son ennuyeux voisin Oudart n'est pas présent sur cette Biographie Universelle.
Un autre mouvement de la béatification civile peut être repéré sur l'article Histoire des Vins de Champagne écrit par C. Lallemand dans le numéro du 14 mai 1863 de l'Illustration de Bade (8). Ce journal littéraire et artistique est destiné à la francophonie de la Vallée du Rhin et de la Forêt-Noire. Cet article reprend et abonde point par point la lettre de Dom Brossard qui est présenté là "comme Successeur de dom Pérignon, qui avait eu en main, avant la Révolution, tous les documents de l'abbaye relatifs à la gestion et aux inventions de son prédécesseur". Dom Pérignon, "Socrate" sans écrit a donc maintenant son "Platon" héritier officiel de son Maitre.
Un autre ancrage de la béatification survient de manière beaucoup plus officielle le 15 janvier 1877. Le Journal officiel de la République Française reprend une intervention du Bulletin des séances la Société Centrale d'Agriculture. Longue de 6 colonnes, elle est intitulée "Origine de la fabrication du vin blanc mousseux de Champagne". Dom Pérignon y est présenté comme "l'Œnologue qui avait alors imaginé de rendre mousseux le vin blanc et rosé de Champagne".
En 1877, la thèse est donc officielle tant à la Société Centrale d'Agriculture que sur le Bulletin Officiel de la République Française.
Même si cet article est construit de manière substantielle autour de la fameuse lettre de 1821 rédigée par Dom Grossard. Il a cependant le mérite de remettre un peu d'ordre dans la généalogie des héritiers pérignonesques. On apprend là que le réel héritier direct des secrets de Dom Pérignon serait le frère Philippe, de la mort de Dom Pérignon jusqu'en 1765. Date à laquelle il aurait passé le flambeau au frère André Lemoine jusqu'en 1789. Et qu'au final le fameux Dom Brossard n'aurait été que le compilateur du savoir d'André Lemoine au moment de la destruction de 1789.
1880 est une autre date importante de l'hagiographie de Pierre Pérignon. Même si l'auteur de l'Histoire de l'Abbaye et du Village d'Hautvillers (9) met à plusieurs reprises à mal les analyses et les assertions de Dom Grossart, il porte maintenant Pierre Pérignon au niveau du héros national (p.38) :
"Il a rendu un trop grand service à notre pays pour que nous ne lui consacrions pas un article dans le cours de notre histoire. Qui n'a pas entendu parlé de dom Pérignon ?"
La loi de 1905 séparant l'Eglise et l'Etat est entérinée depuis cinq ans. Dans la société civile, l'image du moine en bure se détache de la pure notion religieuse pour endosser le personnage du sage et avisé jouisseur de l'existence. Il est le pendant de ces nymphes toutes en volutes popularisées par Mucha et l'Art-nouveau, chantres du plaisir charnel immédiat.
En 1911, la Maison Moët et Chandon, propriétaire de l'abbaye de Hautvillers donne corps à son prestigieux aïeul. L'Exposition Internationale de Turin est prétexte à l'édition d'une série de cartes postales absolument géniales de politique commerciale.
Celle-ci fait régresser l'esprit du spectateur vers deux points d'origine : vers l'indubitable historicité de la Maison Moët et Chandon et vers "l'avant vin", vers le choix consciencieux des raisins participant à l'assemblage. Cette scène du choix du maitre-savant fera plus tard les beaux jours des publicistes des cafés Jacques Vabre (10).

En observant un peu mieux la scène : deux à trois générations de frères, la tête découverte, sont suspendues au jugement de Pérignon, tandis qu'un dernier, la tête encapuchonnée, arrive de l'extérieurs les bras chargés de paniers des différentes parcelles. Entre ces deux groupes de frères, Pérignon devenu aveugle officie. Il est assis sur une chaise qui pourrait être la chaise des magistrats et sénateurs de la République romaine. C'est précisément cette image du sage touché par la Grace, se tenant entre deux mondes (l'extérieur et l'intérieur) que l'on veut garder ici. C'est aussi l'image d'un homme aussi bon et avisé que le roi Salomon sur son trône, dont la pertinence des jugements traverseront le temps et les mers. L'autre présentation de 1911 à Turin est la statue de Dom Pérignon présentant un flacon, comme le ferait un frère pharmacien pour son remède miracle...

A partir de 1911, l'image physique, le portrait tantôt "béatifié", tantôt "inspiré et de bons conseils", cette force tranquille traversera effectivement les mers et parviendra encore jusqu'à nous.
1911, est également celle de la Révolte… Bien loin du calme et de la volupté affichée par le saint aïeul. De nombreuses cartes postales décrivent la présence de l'armée et l'incendie de la Maison Ayala à Aÿ, non loin de Hautvillers.
Et enfin, la consécration ultime, la boucle qui se boucle, est atteinte en 1929. A Hautvillers, nous sommes au moment de la seconde édition, de la fête en l'honneur de Dom Pérignon célébrant l'Inventeur du Champagne. Mais cette année deux mille personnes y prennent part sous la houlette de Monseigneur Neveux. Mais cette année là, un moine bénédictin, Dom Chauvin prieur de l'Abbaye Sainte-Marie de paris, monte en chaire… Le Bulletin du Diocèse de Reims fait écho de son discours en ces termes : "Il s'est appliqué à peindre l'influence des monastères au point de vue agricole, leur rayonnement civilisateur et charitable, à montrer aussi comment Dom Pérignon en a été, à son époque, un remarquable artisan." (11)… Pierre Pérignon, artisan majeur de la civilisation...
Conclusion
Bien loin de minimiser le rôle éminent de Pierre Pérignon dans l'élaboration du Champagne tel que nous le connaissons actuellement, ce qu'étudie cet article est la mécanique ayant permis la fabrique du héros national.
De sa mort en 1715 à sa "béatification" civile définitive en 1929 il aura fallu deux siècles pour mettre au point la fine horlogerie fonctionnant encore de nos jours.
1668-1715 : Dom Pérignon en activité
1680 : Frère Oudart à Pierry
1713 : vins mousseux sont à la mode, mais leur notoriété n’est pas évidente
1718 : pseudo testament de Dom Pérignon, Manière de cultiver la vigne et de faire le vin de Champagne
1742 : Mort d’Oudart
1780 : guerres de clochers entre Pierry et Hautvillers
1789 : Révolution, fuite de Dom Grossard, dernier Procureur de l’Abbaye d’Hautvillers
1821 : ordonnance du 27 février plaçant le clergé à la surveillance de l’Université. Lettre de Dom Grossard : Dom Pérignon est l’inventeur du vin blanc mousseux
1843 : Dom Pérignon entre à la Biographie Universelle, y est décrit une nouvelle fois comme l’inventeur du vin blanc mousseux et généreux dispensateur de son savoir. Oudart n'y figure pas.
1863 : l’Illustration de Bade reprend les termes de Dom Grossard.
1877 : Le journal Officiel de la République Française et la Société Centrale d’Agriculture dresse la biographie de celui qui est à l’origine du vins mousseux blancs et rosés
1880 : L’Histoire de l'Abbaye et du Village d'Hautviller, présente Dom Pérignon comme un homme ayant rendu un grand service à l’histoire du pays.
1905 : Loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat
1911 : Exposition de Turin : Image du sage et de bons conseils Dom Pérignon
1928 : 1ère fête en l’honneur de Dom Pérignon
1929 : Dom Pérignon reconnu comme artisan majeur de la civilisation.
Nous pouvons donc distinguer dans cette fabrique quatre mouvements :
- 1er mouvement : une histoire portée par le clergé (1668-1821)
- 2ème mouvement : une histoire civile nationale (1821-1911)
- 3ème mouvement : une histoire transnationale (1911-1929)
- 4ème mouvement : une histoire civilisationnelle (1929-actuel)
La lettre de Dom Brossard se révèle la rotule autour de laquelle la légende va pouvoir se construire. Nous reviendrons plus en détail sur le contenu et le contexte de ce document servant encore actuellement d'argumentaire au maintien de Dom Pérignon comme inventeur des Champagnes "modernes.
Mais respectons la sagesse populaire et reprenons à notre compte cet article d'Edmond JALOUX publié le 22 juillet 1932 dans le journal Le Temps, p. 3 :

(1) Moreau-Bérillon, C., 1925, Au pays du Champagne : le vignoble, le vin, Ed. Michau, Reims 1925
(2) https://maisons-champagne.com/fr/commune/pierry
(3) Moreau-Bérillon (1925:100)
(4) Moreau-Bérillon (1925:72)
(5) Moreau-Bérillon (1925:261)
(6) Moreau-Bérillon (1925:77)
(7) Michaud, 1843, Biographie universelle ancienne et moderne : histoire par ordre alphabétique de la vie publique et privée de tous les hommes, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k51672r/f4.image.r=%22dom%20Pérignon%22
(8) Lallemand, C, 1863, Histoire des Vins de Champagne, L'Illustration de Bade, Strasbourg, 14 mai 1863, pp. 6-7.
(9) Manceaux, Abbé, 1880, Histoire de l'Abbaye et du Village d'Hautvillers par l'Abbé Manceaux, curé d'Hautvillers, Doublat éditeur, Epernay.
(10) https://www.youtube.com/watch?v=hEz7yQEfHI0
(11) Bulletin du Diocèse de Reims : revue religieuse, historique et littéraire. Diocèse de Reims 7 septembre 1929; https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6325545b/f12.image.r=%22Dom%20Pérignon%22?rk=21459;2