Qu'est réellement un vin identitaire ?

Depuis quelques années, l'expression Vin identitaire fleure sur les cartes des vins des restaurants et bars à vins. Au travers des conversations avec les vignerons il est difficile de donner une définition précise de cette expression. Tout au plus arrive-t-on à percevoir qu'elle toucherait des initiatives locales s'affranchissant au mieux de la question de la plus-value économique, entraînant ainsi la problématique du positionnement face au cahier des charges en vigueur dans la région d'appellation. Pour certains c'est un moyen d'intégrer un marché efficace construit sur l'attrait du consommateur à dénicher le produit rare et de qualité, le produit que le voisin n'a pas encore. Pour d'autres c'est une volonté réelle de valorisation d'une production, de sortir des attendus et trouver cadre à exprimer leur nature profonde et leur pur savoir-faire, de se faire un nom visible et identifiable.
Et si ce n'était pas aussi simple que cela ?
Du verbe capital
Un vin de vigneron est la symbiose entre le caractère du jus de la grappe et les capacités des intelligences sensorielle, émotionnelle et matérielle du vigneron à l'accueillir, à l'élever, à le dresser, au plus proche de l'objectif d'élaboration défini.
Mais c'est à travers l’œnologue que le vigneron ajuste et insère le reflet de son vin dans les sens des consommateurs. Être reconnu comme « vin de... » nécessite l'Autre. Ceci implique une conséquence fondamentale : le fait que le vin reconnu par l'Autre n'est pas obligatoirement le vin à Soi et donc qu'il existe une Persona (1), un masque de théâtre, sensé aider à conserver l'identité du Soi, faire figure adaptée et porter la voix. C'est à mon sens tout le rôle et toute l’ambiguïté de l’œnologue, savoir définir un masque qui soit d'un coté l'empreinte réelle du vigneron et de l'autre côté une face, une mimique, dont l'émotion choisie est culturellement identifiable par son public. Une persona sert également à porter la voix et son parler à s'adapter le plus justement à ceux dont on cherche l'écoute.
Avant toute stratégie de marketing, le vocabulaire circulant pendant la présentation à l’œnologue est celui qui prépare à propulser, accoucher, puis accueillir, le vin chez l'Autre. On ne reconnaît que ce que l'on connaît déjà. Ainsi, ce vocabulaire permet de préparer chez l'Autre la connaissance a priori. C'est à dire la reconnaissance d'une forme tangible déjà connue dans un flot d'informations ou de perceptions brutes.
L'usage du vocabulaire mettant en ordre les sens est loin d'être universel... Par exemple, focaliser sur la reconnaissance du « goût de banane » n'aura pas la même portée qualitative chez le vigneron et son œnologue que chez le consommateur fan de banane et heureux de la retrouver dans ce vin. A l'inverse également du consommateur, le vocabulaire échangé entre le vigneron et l’œnologue est un marqueur d'action. S'accorder par le mot commun sur la perception de telle ou telle sensation implique la reconnaissance de mener telle ou telle action ou au contraire stopper telle ou telle évolution, ou bien encore mesurer le chemin encore à parcourir vers le résultat escompté.
C'est également par ces mots que ces deux démiurges sculptent la destinée du vin chez l'Autre : doit-on le mettre sur le marché immédiatement ou attendre qu'il s'ouvre un peu plus ? Quel est son temps de garde optimal ? Doit-on le consommer jeune ou plus tard ? A quel usage est-il destiné ?Tous ces mots décrivent un passé-présent et un avenir-présent, les seuls deux temps abordables par les sensations connectées aux univers de l'envie et du désir... Avant toute stratégie de marketing.
On ressent là encore le rôle difficile de l’œnologue et l'acte de foi du vigneron envers lui. Comment mouler une Persona adapté au Soi du vigneron et à la reconnaissance de l'Autre sans expérience pratique, sans empathie fine envers l'un et l'autre ? Ou bien encore, comment partager les marqueurs d'action ou guider la perception lorsque que le vocabulaire est trop pauvre ou trop inaccessible ? Doit-on figer le vigneron sur une Persona unique ou favoriser la pluralité du jeu ?
L’œnologue est-il apte à guider de l'envie au désir et du désir à la jouissance, cette nécessaire décompensation des sensations ?... On ne peut jouir que de ce qui a été élu au désir. Ou bien laisse-t-il trop de place à l'étonnement, à la sidération ? Cette dernière est souvent intéressante et ludique, mais elle nous laisse précisément sans mot, assis à la porte de nos sensations, néglige la jouissance et le partage.
Comment donc définir un vin identitaire ? Nous avons vu qu'il ne s'agit pas du vin du Soi du vigneron, mais de sa marque d'identité accessible à l'Autre. Le vigneron n'a aucun besoin de marqueurs identitaires pour reconnaître son vin ou s'y reconnaître, consciemment ou inconsciemment. Le verbe généré par le besoin d'action, de partage des sensations et des perceptions est-il suffisant ?
L'identité du vin de vigneron n'est qu'en partie l'image et le verbe de nos acolytes. Même s'ils se révèlent de fascinants conteurs, que l’œnologue a excellé a mouler la Persona sur le visage du vigneron, que le sens du discours est reconnu, que la voix porte loin et atteint son public... Il reste de nombreux traits à définir.
D'une question d'assiette.
Le premier est ce que je nomme souvent le roman, la mythologie de la cuvée, du domaine, de l'exploitation. Comme dans le sens mythologie familiale où les croyances et espérances de la part des membres à propos d'eux-mêmes ou du type de relations qui les unit sert à valider, valoriser ou justifier un état présent échappant à la critique et aux remises en question. Cette mythologie d'assiette, dans le contexte vinicole, a une double fonction : celui d’asseoir un état subjectif, une filiation ou une rupture assumée de filiation et de présenter avec avantages cette réalité à l'Autre. Cette réalité obéit aux mêmes mécanisme que l'Histoire officielle, une relation factuelle exprimée par celui qui possède l'autorité du verbe.
Ces mécanismes permettent d'une part d'orienter les points de vue en fonction de l'objectif, du contexte et du public destinataire, d'autre part de faire appel aux réflexes culturels. Pour exemple, le « champagne vin des rois » discourt aisément vers « champagne vin royal » puis reprend sa course sur « champagne vin roi ». Ou bien dans le Bordelais, « Château XXX » oriente vers l'évocation romantique de noblesse historique du domaine... Totale réorganisation de l'historique des faits relatifs au bâtiment lui-même et à ses occupants successifs.
Se présenter comme la cinquième génération de vigneron procède de la même mécanique, un raccourci-réflexe laissant à l'Autre l'espoir d'un savoir-faire hérité faisant autorité.La quête romantique aux quartiers de noblesse est une mécanique efficace, déconnectée de la pertinence ou non de la parole ou des usages des précédentes générations.
Quoiqu'il en soit, cette mythologie d'assiette est un trait non négligeable de la fabrique identitaire. Actuellement on habille ce type de mythologie par le vocable story-telling, qui a le mérite de placer cette Histoire sur la réalité générée par le registre ouvertement commercial et préserver la réalité propre du vigneron, inimaginable, inaccessible aux visiteurs ou aux potentiels clients. A d'autres époques nous aurions parlé de boniment. Ce mot définit à l'origine une annonce orale faite à l'entrée d'un lieu de spectacles (baraque foraine, salle de cinéma muet, etc.), visant par son pittoresque et la faconde de celui qui la fait à susciter l'intérêt du public (2).
De l'autorité de l'interprofession.
Le second trait est celui sculpté par l'interprofession. Par une constellation d'autorités, elle définit et oriente la conduite du vin identifiable. En particulier à travers les cahiers des charges (AOC/AOP, IGP...), elle est à la fois profondément fédérale et totalement locale. Elle est garante et veille à la qualité et à la typicité du vin. De ce fait, elle est l'un des éléments fondamentaux de l'identité du vin à destination de l'Autre.
Du biotope
Le troisième trait provient du constat qu'un jus de raisin de la même parcelle est différent d'une année à l'autre, profondément marqué par les spécifications annuelles de son biotope immédiat. Une vigne est sa terre et son produit en est profondément imprégné. Géologie, échanges plantes et animaux, climat, ensoleillement font du jus de la vigne un reflet fidèle de son biotope. Il arrive régulièrement qu'une partie du jeu d'élaboration du vin soit de maîtriser cette versatilité annuelle, de conserver une typicité, une esthétique attendue, une « ligne éditoriale », caractéristique de la maison. La manière de jouer avec les empreintes du biotope est donc ce troisième trait modelant profondément l'identité du vin.
Des usages de boire le vin
Le quatrième et non des moindres est la culture du consommateur. L'attention portée à la fabrique de l'identité du vin est proportionnelle non seulement au marché disponible mais surtout à la manière de le boire. Il n'y a pas si longtemps nous parlions de « vin de Bercy », de « vin de la Communauté Européenne ». Nous parlons encore de « petit vin », de « vin de tous les jours », de « grand vin », de « vin d'été » et nous adaptons notre attitude, donc notre perception, en fonction de ce qualificatif identitaire.
Mais cela va bien au-delà. Au même titre que le thé, il structure son geste de consommation en l'adaptant au cérémonial d'échange formel qu'il soit gastronomique ou la manière d'être ou de recevoir en un lieu, en un temps.
Nous avons des champagnes à faire mousser lors des victoires sportives, d'autres réservés comme base de cocktails, d'autres comme diamant d'un repas officiel ou familial, d'autres comme marque d'attention envers son hôte... En fonction de l'usage, nous portons alors attention soit à sa notoriété, soit à sa teneur en sucre, soit aux proportions et types d'assemblages, soit au budget et tant d'autres paramètres encore pouvant de plus se croiser l'un l'autre...
Rares sont les vignerons se satisfaisant d'un unique produit de leur vigne, d'une seule signature, d'une identité monolithique. Ces usages sont liés ou non avec les perceptions reconnues ou subjectives des saveurs propres du vin. On prête à Brillat-Savarin l'adage Il n'y a pas de cuisine sans vin; que sont des huîtres sans Chablis, une truite sans Moselle, arrosée d'eau glacée?. Le vin est donc un sel rehaussant certainement les saveurs, mais surtout changeant la perception de l'aliment autour duquel le plat s'élabore. De même le type de vin choisi dans tel ou tel contexte change, accentue, diminue ou conserve la perception que l'on se fait de l'organisation d'un événement. Le vin participe donc à l'identité de celui qui le convie. Ainsi le vin possède non seulement son identité mais participe également à l'identité de l'Autre. On a longtemps fait circuler l'idée que le champagne extra-dry était une marque de la consommation anglo-saxonne...
Chacun a compris l'intérêt d'élaborer une gamme la plus adaptée possible à son marché visé. Même hors des appellations des vins d'assemblage, rares sont les vignerons se satisfaisant d'une unique alchimie de leur jus de raisin, d'une seule signature, d'un seul masque, d'une identité monolithique.
Il est donc possible d'analyser l'identité d'un vin destiné à l'Autre via cinq vecteurs :
la face externe du Persona du vigneron dressée majoritairement par le verbe de l’œnologue
les volumes et les contours imposés par l'interprofession
l'assise recherchée
l'empreinte du biotope
l'usage prédestiné.
Mais être identifiable, avoir une identité perceptible signifie-t-il être identitaire ?
L'univers du terme identité est assez paradoxal en lui-même. Il désigne en même temps ce qui est unique et ce qui est semblable... Il couvre tout un segment de perceptions allant de l'identifiable à l'identique. Être identitaire est porter l'identité d'un individu ou d'une communauté, d'un vigneron ou d'une appellation.
Porté au vin, c'est, selon le niveau de discours, reconnaître un usage communément accepté, reconnaître le terroir, reconnaître les qualités induites par un cahier des charges, reconnaître la gamme d'une maison ou reconnaître un des éléments de la gamme. C'est également reconnaître un nom : « Vin pour tel usage », « Vin de telle région », « Vin de telle appellation », « vin de telle maison », « petit nom l'identifiant dans telle gamme ». Nous avons vu que reconnaître impliquait une connaissance a priori. Connaissance qui s'établit soit sur une sagesse commune définie par le verbe, une grille de lecture argumentée ou une expérience personnelle plus sensorielle et mémorielle.
De ce vaste éventail de perceptions allant de l'identifiable à l'identique, l'identité draine avec elle deux dynamiques opposées : la filiation et l'individuation. L'identité ne peut donc être réellement comprise sans prendre la mesure de ces deux dynamiques. Ces deux forces sont soumises d'un côté à l'évolution des orientations sociales, communautaires et de l'autre au niveau de besoin, d'urgence, de nécessité de l'individu à se distinguer, voire à s'extraire de ces orientations.
Il faut donc comprendre l'identité non pas comme une image figée de l'individu mais comme le film de sa relation à l'Autre. Même la Carte d'Identité Nationale tient compte de ces évolutions, elle revalide ses informations au bout de dix ans.
Être identitaire, porter et exposer l'identité, implique donc prioritairement cette dimension relative à l'historique des interactions entre la filiation et l'unicité.
Un vin particulier peut donc être identitaire dans sa relation à l'usage prédestiné. Par exemple démontrer qu'il n'est pas uniquement un vin de dessert mais peut tout aussi bien accompagner un poisson. Les deux aspects de l'identité sont là présents : l'usage prédestiné (sa filiation) et son aspect remarquable (son unicité). Il peut également aller jusqu'à porter dignement les atouts d'un vin parcellaire au milieu d'une gamme spécifique identifiant une maison particulière.
A l'inverse, il est des vins s'offrant un patronyme perçu comme aristocratique, le pouvoir de la noblesse, pour facilité une reconnaissance à court et moyens termes. Mais il dépossède de leur identité le vin des générations à venir et s'expose aux futures revendications de ces dernières.
En conclusion,
un vin identitaire ne peut réellement qu'être dans sa double relation, celle à l'Autre et celle relative à sa filiation/unicité. Relations qui sont mouvantes par essence et impliquant des niveaux de conscience contextuels et de discours multiples.
Il serait ainsi très réducteur de concevoir l'idée d'un vin identitaire uniquement comme l'image exhaussée d'un vigneron, ou de sa volonté à intégrer un type de marché. Ce vigneron fait preuve d'inventivité pour se créer un équilibre efficace entre plusieurs signatures, plusieurs masques, adaptés à la reconnaissance par l'Autre multiple et aux risques de son éthique personnelle.
Alors ?
Un vin identitaire n'est donc pas à penser comme une image de marque, mais comme un court-métrage engagé, historique et sociologique...

(1) Sur la Persona, voir l'article : https://www.psyhorslesmurs.org/post/sur-le-terme-persona-de-jung
(2) Sur la définition de "Boniment", voir : https://www.cnrtl.fr/definition/boniment
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