Se prendre pour une bulle de champagne...

Il y a quelques mois, j'ai eu en consultation au cabinet de psychanalyse un patient patron vigneron. Nous abordions sa perception de son être au monde et sa fusion totale avec le vin qu'il élève.
Il se comparait à une bulle de champagne dans une flûte… : pris de vitesse par sa propre cinétique, il avait l'impression d'éclater comme "un boeuf" au contact des autres, de l'Autre. Cette image récurrente était méthodiquement associée à des sensations de salissures indescriptibles, indicibles et par conséquent profondément liée à son "ça", avant la formulation achevée et la censure par son "préconscient".
Il m'a été assez difficile de trouver le mécanisme de cette perception de soi face à l'Autre. Les bulles dans le champagne donnent ce caractère dynamique au vin. J'y voyais d'abord, par réflexe, un bel exemple de pulsion dynamique du "ça", un vecteur tendant en puissance et en direction un élément fondamental. Il insistait lui-même sur le fait que dans la bouteille fermée "la bulle ne se manifeste pas". Dégorgeage, compression, contention d'une virilité ne demandant qu'à exploser, besoin d'aller se répandre ailleurs que dans son cocon familial, salissure ?
Non, c'était bien LA bulle et non LES bulles. Plus les semaines passaient, plus cette image devenait prégnante au point de devenir l'exclusivité du travail en séance. Cette image butait systématiquement contre des murs, nous n'avions pas d'espace pour les contourner et encore moins de porte à tenter de pousser.
Dépassant son contexte familial, des échos se créaient dans son cadre professionnel et dans sa sphère d'amitiés. Il tentait de rationaliser, de trouver des explications logiques et préhensiles. Mais rien n'y faisait, désagréable impression d'avoir l'explication sur le "bout de la langue", de ne pouvoir utiliser qu'ersatz et périphrase de substitution. "Traduire est trahir", répétait-il.
Jusqu'au jour où il me rapporta s'être emporté sur son jeune responsable de boutique. Ce dernier avait lavé trop consciencieusement les verres à dégustation. Il avait ce jour là perdu une vente car son vin ne "bullait" pas assez.
Bien entendu, au delà de la vente ratée, ceci réactivait les souvenirs pénibles du conflit vécu dans sa prime enfance entre une mère trop à cheval sur la propreté du caveau de dégustation et un père tout puissant, détenteur des savoirs du vin. Mais les murs et les échos présents étaient toujours là, toujours profondément actifs.
Je décidais alors de déporter la prochaine séance in situ, directement dans la boutique de ce patient.
Nous prîmes rendez-vous à la boutique, tôt le matin, avant l'arrivée probable de clients.
Sur la table, trois verres m'attentaient. Il ouvrit un flacon, les remplit à moitié. Le premier verre bulla classiquement, le second moussa anormalement et rien ne se passa au troisième. J'observais le sourire malicieux de mon patient.
Il avait lui-même tenté de comprendre, de prendre avec lui-même, de rejouer, de réexpérimenter le conflit parental. Le premier verre bullait car il était correctement nettoyé, le second moussait car il restait du produit vaisselle et le troisième se taisait car il était trop récuré, trop propre, trop "pur".
J'ai eu alors droit par le détail et l'exemple pratique à la théorie des forces découvertes par le physicien hollandais Van Der Waals expliquant l'adhésion de la bulle sur les impuretés du récipient. Puis à celle d'Archimède décrivant la poussée de plus en plus rapide des bulles de plus en plus grosses. Il avait réouvert ses manuels du lycée viticole, replongé dans son passé propre. Nous nous accordâmes sur le fait que l'expression "éclater comme un boeuf" était une transposition personnelle de la fable de La Fontaine, La Grenouille et le Boeuf.
Il était là, heureux devant moi, son Autre en miroir, persuadé qu'il venait de trouver la clef de sa porte. Il s'était extrait de l'incompréhensible conflit familial, du besoin de protéger sa mère de la violence de son père, tout en donnant au fond raison à celui-ci.
Il avait donné corps et verbe à cette salissure problématique et pourtant si indispensable à l'élégance de son art.
Il trouva enfin le calme et la fierté de sa relation fusionnelle avec Son vin et nous pûmes enfin revenir à la problématique initiale, celle qui à l'origine l'a mené vers mon cabinet.
Quant à moi, ma perception relative du champagne s'en est trouvée modifiée… Ce n'est plus la mousse, le mousseux, que je vois ou j'écoute… Mais LA bulle et son contexte. Comme un mélomane heureux d'avoir isolé la structure d'une partition et prenant un plaisir renouvelé à chaque nouvelle interprétation.
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