Spécial Liban : Comment en France percevait-on les vins du Liban avant 1920
Avant le XIXe siècle, le consommateur et le négociant français étaient loin d’avoir accès aux vins libanais. Pourtant ces vins jouissaient déjà d’une réelle notoriété tant dans les villes que dans les campagnes les plus reculées…
Dans toutes les religions du Livre le verset d’Osée 14 :8 est célèbre : « Son nom répandra une bonne odeur, comme les vins du Liban ». De son côté, le lecteur de Pline ne pouvait que saliver à la simple évocation de la vigne libanaise « La vigne du Liban donne un vin à odeur d'encens, avec lequel on fait des libations en l'honneur des dieux. »
Mais comment en France percevait-on les vins du Liban à l’époque des grands voyages romantiques du XIXe siècle ? Voici quelques éléments bruts aptes à conduire une réflexion.
Les premières traces littéraires semblent dater de 1662.
Pendant que d’Artagnan et les mousquetaires sont rappelés à la garde de Fouquet, Monsieur de Stochove republie son Voyage du Levant. Il confirme l’excellente qualité des vins du Liban : « La montagne du Liban, […] il y croit une sorte de vin blanc lequel est doux et piquant et presque de même goût que le vin d'Albano que l'on boit à Rome et encore plus délicat. »[1]

Le second élément disponible date de 1722. A Reims, au champagne, on sacre Louis XV. Jean de La Roque est de retour de son voyage au Mont-Liban. Il nous vante les mérite d’un vin particulier, le vin d’or : « Deux sortes de vin étaient fabriquées dans la montagne libanaise : le vin rouge et le vin doux, à côté, semble-t-il, de l’arak (eau-de-vie anisée). Le plus exquis est de la couleur de notre muscat : on l’appelle le vin d’or à cause de sa couleur »[2]
En plus ce fameux vin est la coqueluche des négociants orientaux. On le trouve sur l’île de Chios à côté du vin de champagne ! [3]
Dans la France nombriliste de 1751, mettre un vin étranger, oriental, au même niveau que le champagne, c’est problématique. L’Encyclopédie met un terme aux préjugés encensant beaucoup trop ces vins de l’autre côté de la Méditerranée : « Vin du Liban : les vins des côtes les mieux exposées du Liban étaient estimés. Cependant on croit que le texte hébreu du prophète Ozée, ch. xiv. v. 8. vin du Liban, marque du vin odorant, du vin où l'on a mêlé de l'encens, ou d'autres drogues pour le rendre plus agréable au goût & à l'odorat les vins odoriférans étaient fort recherchés des Hébreux. »[4]… Faut quand même pas exagérer, ce n’est pas que ces vins soient bons, ils attirent en trichant, c’est tout… Faut pas confondre ! Plaisants, agréables, oui, mais…
A partir du XIXe siècle le monde européen change, la bourgeoisie envoie ses agents commerciaux à travers la planète, les livres sont de plus en plus accessibles et apparaissent des revues professionnelles de très haut niveau. Il existe maintenant de nombreuses plumes vantant les vins du Liban.
Parmis elles voici deux longs extraits incontournables, l’un est du domaine de la littérature des grands voyages, descriptif, précis, pratiquement ethnographique et l’autre du génie agronome :
1825 : Volney, Constantin-François de Chasseboeuf, Oeuvres de C.-F. Volney. T. III, I, 1825, Paris : « Ces vins sont de trois espèces : savoir, le rouge, le blanc, et le jaune le blanc, qui est le plus rare, est amer à un point qui le rend désagréable. Par un excès contraire, les deux autres sont trop doux et trop sucrés. La raison en est qu'on les fait bouillir, en sorte qu'ils ressemblent au vin cuit de Provence. L'usage de tout le pays est de réduire le moût aux deux tiers de sa quantité. On ne peut en boire pendant le repas sans s'exposer à des aigreurs, parce qu'ils développent leur fermentation dans l'estomac. Cependant il y a quelques cantons où l'on ne cuit pas le rouge, et alors il acquiert une, qualité presque égale au Bordeaux. Le vin jaune est célèbre chez nos négociants, sous le nom de vin d'or, qu'il doit sa belle couleur de topaze. Le plus estimé se cueille sur les coteaux du Zoûq ou village de Masbeh près d'Antoura. Il n'est pas nécessaire de le cuire, mais il est trop sucré. Voilà ces vins du Liban vantés dès anciens gourmets grecs et romains. C'est à nos Français à essayer s'ils seraient du même avis; mais ils doivent observer que dans le passage de la mer, les vins cuits fermentent une seconde fois, et font crever les tonneaux. Il est probable que les habitants du Liban n'ont rien changé à l'ancienne méthode de faire le vin, ni à la culture des vignes. Elles sont disposées par échalas de six à huit pieds de hauteur. On ne les taille point comme en France, ce qui nuit sûrement beaucoup à la quantité et à la qualité de la récolte. La vendange se fait sur la fin de septembre. Le couvent de Marhanna cueille environ cent. cinquante qui tiennent à peu près cent dix pintes. Le prix courant dans le pays peut s'évaluer à sept ou huit sous notre pinte. »

1832 : Jullien, André, Topographie de tous les vignobles connus (3e éd. entièrement refaite et augmentée de toutes ses parties), Paris : « C’est dans le canton nommé le Kersoan et sur le mont Liban que l’on récolte les meilleurs vins de la Syrie il y en a des rouges et des blancs. L’usage est de faire bouillir le moût pour en augmenter la consistance. Cependant on ne fait pas bouillir le plus estimé de ceux du mont Liban, que l’on nomme vin d’or; mais il faut qu’il soit très vieux pour avoir atteint son plus haut degré de qualité-, sa couleur est, comme l’indique son nom, brillante et dorée 5 il se vend fort cher 5 on le conserve dans des dames-jeannes en verre. Les vins rouges du mont Liban sont de fort bonne qualité; on en transporte beaucoup à Bairout, ville commerçante à 10 1ieues au Nord de Saide, où il se vend 40 piastres ou environ 100 Fr. le cantar, mesure dont le contenu pèse 100 livres qui représentent 51 litres et demi. Les rivages du fleuve Adonis, célébrés par Milton, sont couverts de vignobles On en trouve aussi dans les vallées et sur quelques montagnes voisines du couvent de Maronites de Much-Muché , à 12 l. de Saide. Les vins blancs et les vins rouges sont de bonne qualité. »
Ces deux extrais sont capitaux à la compréhension de l’état d’esprit dans lequel le vigneron, homme politique et poète Lamartine aborde les vins du Liban lors de son voyage au Mont-Liban. En dépit du doute émis par l’Encyclopédie, le Liban est perçu comme terre de vins. Certes, comme partout il y a les bons et les mauvais vins… Mais ils jouissent du label biblique, de Pline, des grands voyageurs et grands connaisseurs de vins de son temps. A son retour du Voyage, Lamartine sera fier de parler de ses Vins d’Or conservés dans sa propre cave.
En 1836, quatre ans après le retour de Lamartine, un ouvrage londonien ose comparer les vins d’or au champagne. Je doute qu’une revue française ou même un emportement romantique aurait été jusque-là : La viande vaut huit sous la livre; le vin huit sous la bouteille ; le meilleur vin du Liban, rouge ou blanc, de 20 à 25 sous; le fort vin blanc, un peu sucré, est le meilleur; le vin d’Oro, est le plus délicat ; c’est le Champagne de l’Orient, il mousse si on le met en bouteille, et donne des inspirations.[5]
L’expédition militaire de Napoléon III en 1860-1861 au Levant ne provoque pas plus de passion pour le vin qu’avant le débarquement des troupes françaises. Le Phylloxéra commence à faire des ravages en France et il faut attendre 1883 pour que les viticulteurs français commencent à s’intéresser de très très près à la vigne du Liban.

Le numéro du 15 avril 1883 de La Vigne Française, Revue bi-mensuelle du 15 avril 1883 note : « Le précieux arbuste se rencontre surtout dans les montagnes du Liban et de l'anti-Liban. Pour faire le vin en Syrie ou se sert encore des méthodes les plus primitives. On écrase les raisins avec le pied dans des bassins de briques circulaires dont le fond est un plan incliné; le jus s'écoule dans des réservoirs situés en dessous. Après avoir laissé le jus pendant trois ou quatre jours exposé aux rayons du soleil, on le met en tonneaux. On voit qu'il ne serait pas difficile de perfectionner les procédés de fermentation et de purification et de produire un vin de meilleur goût, de meilleure garde. Les vins rouges, après être restés trois ou quatre ans en bouteille, forment une excellente boisson ; ils ont bien encore un peu d'âpreté, mais ils sont très forts. Pour la saveur et le bouquet, ils rappellent les meilleurs vins du district de la Valteline et de celui de Sondrio. Les vins blancs ont une belle couleur et une saveur délicate, mais ils ne se gardent pas longtemps en bouteille ; souvent ils s'aigrissent, défaut auquel on remédierait cependant en leur ajoutant un peu d'alcool. Les meilleurs vins du Liban, rouges et blancs, viennent du district de Stora, à mi-chemin entre Beyrouth et Baalbec, dans lequel l'industrie vinicole se trouve surtout entre les mains des Grecs et dans lequel on apporte un peu plus de soin à la culture et à la préparation du vin. »
Bien entendu, le vigneron français est fier d'apporter son savoir-faire sur les territoires dont il a la charge… Et il faut surtout trouver des vignes saines et rentables pour reconstituer le marché français durement éprouvé par la crise du Phylloxéra et la Grande Guerre.
A partir de 1920, le Mandat français en Syrie et au Liban est une occasion pour Paris d’avoir la mainmise sur le vignoble du Mont-Liban… et le rendre propre à une réelle rentabilité…
Extrait du Bulletin mensuel des actes administratifs du Haut-Commissariat à Beyrouth, 23 février 1921, décision 602 : « M. Marek Félix est engagé pour une durée de trois mois à dater de la présente décision pour enseigner la taille de la vigne et des oliviers aux habitants du Grand Liban et du Territoire des Alaouites. »
Mais ceci est une autre histoire…
Article en relation : Lamartine, fier de ses vins d'or
[1] Stochove, Vincent, Voyage du Levant du Sr de Stochove,... seigneur de Ste-Catherine, Seconde édition, Bruxelles, 1662. [2] Jean de La Roque, Voyage de Syrie et du Mont Liban, 1722, Beyrouth [3] Guer, Jean-Antoine, Moeurs et usages des Turcs, leur religion, leur gouvernement civil, militaire et politique, avec un abrégé de l'histoire ottomane, Paris 1746 [4] Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Tome dix-septième, Venerien-Z / par une société de gens de lettres ; mis en ordre et publié par M. [Denis] Diderot, Paris, 1751-1765,
http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v17-469-8/ (vu le 02 12 2020) [5] La Syrie, la terre sainte, l'asie mineure. Première : Une série de vues dessinées d'aprés nature / par W.H. Bartlett, William Purser, etc ... , les explications des gravures par John Carne ... traduit de l'anglais par Alexandre Sosson, Londres, 1836