Un moment volé
Bach, un quatuor à cordes, une chapelle, un petit matin de clair de lune… six amis et quatre flacons de Coteaux Champenois.

Samedi 14 septembre, la semaine de vendanges avait été assez dure pour tout le monde… Surtout pour ceux qui portaient les caisses le long du coteau. Mais nous sommes heureux, simplement heureux d'être là, une dernière fois ensemble. Dans l'un des chais de Chamery, le repas de départ s'éternise, minuit était passée depuis quelques heures. On évoque déjà sans y croire la semaine qui arrive. Marc ira retrouver son guichet de banque, François ses cuves à la senteur de grappes fraîchement écrasées, Antoine, Jules et Jacques courir le cachet de concert en concert, moi… retrouver la routine confortable de mes patients. Nous sommes deux à rester près de Reims, quatre à attendre le premier TGV pour Paris.
Soigneusement alignés contre le mur de pierre, dans leur corset de cuir, attendent au garde-à-vous un violon, un oud, un alto et un violoncelle. Ils se sont révélés de fiers et joyeux compagnons de cette semaine hors du temps.
Plus du tout de pain, plus du tout de café.
Nous sortons dehors, prendre l'air du temps. Le ciel est clair et lumineux. La pleine lune trône dans le ciel du petit matin découpant le clocher de Chamery comme un gnomon au milieu du désert.
Il reste encore presque trois heures avant l'arrivée du TGV. Trop tard pour aller dormir, trop tôt pour se décider à reprendre notre quotidien.
Nous décidons d'embarquer les bagages, les quatre derniers flancons de vin dans le mini-van et de nous mettre en quête d'une boulangerie ou d'un café déjà ouvert.
La camionnette de François file bon train à travers les vignes, vers Ecueil… Grande Rue, tout est fermé.
Nous poussons vers Sacy avec peu d'espoir. Nous empruntons la rue des Eaux Belles, réelle ligne de démarcation entre la Champagne des champs et celle des vignobles. Le village n'est toujours pas réveillé.
Jacques se retourne vers la malle arrière du mini-van et commence à improviser un air sur le thème de "six compères au petit matin, quatre flacons doux comme le satin. Trouvera-t-on un bon Samaritain, pour nos estomacs mal en point ?".
Nous poussons notre désespoir jusqu'au village de Ville-Dommange.
Quelques maisons s'allument… Nous imaginons avec envie ces cafetières commençant à glouglouter.
Nous stoppons la camionnette sur le parking de l'église. Personne n'ose descendre et frapper à une porte quémander un broc de café chaud.
Nous faisons demi-tour. Repartons comme des chiens battus vers la vallée, résolus à attendre l'ouverture du café de la Gare TGV de Bezannes.
Arrivés au carrefour de la route de Pargny, Jacques se colle contre la fenêtre et fait stopper François. Il désigne une touffe d'arbre surplombant la vallée :
- Là, c'est là que je veux passer le reste de mes jours !
- T'as bien choisi, c'est le cimetière et la chapelle saint-Lie. Rétorque François.
- Allez, on monte, quitte à me geler les burnes avant l'arrivée du train, autant que ce soit là-haut. Reprend Jacques.
Cette petite excroissance touffue, perdue entre la Petite Montagne de Reims et la vallée de Bezannes, je la connais bien. C'est le lieu où je vais me réfugier les jours de solitude nécessaire. Elle a été lieu de pèlerinage chrétien puis poste d'observation couvrant toute la vallée de Bezannes en 1917-1918… Le bunker s'est effondré, mais elle demeure le cimetière de Ville-Dommange.
Notre mini-van emprunte avec difficulté le raidillon entre les vignes et débouche directement sous le petit calvaire de métal.
Jacques sort, s'ébroue et s'étire face aux premiers rayons du soleil et le dernier clin d'oeil de la pleine lune.
La vallée s'étend à perte de vue. A gauche l'ombre couve encore Jouy-lès-Reims, en face se confondant avec l'horizon, Reims la blanche et le Mont Berru. A notre droite le spectacle est magnifique, Sacy lové aux pieds des contreforts de la Petite Montagne de Reims se couvre progressivement de touches orangées et jaune d'or. La mer de vigne et les clochers comme des îlots rassurant… Tout semble si parfait, ordonné, immuable.
Il reste encore deux bonnes heures.
En silence, nous restons là assis à compter les maisons ou tenter d'apercevoir la cathédrale, qui sur un banc de béton, l'autre sur une borne en forme de bouchon de Champagne. Une pluie fine nous surprend et nous glace jusqu'à l'os. La vallée et le ciel disparaissent progressivement dans un épais brouillard effaçant à tour de rôle l'horizon, le soleil levant et le dernier sourire de la lune.
Nous nous réfugions dans la camionnette. La pluie bat en rythme sur le toit et la buée sur les fenêtre finit par nous isoler du monde.
- "Six compères au petit matin, quatre flacons doux comme le satin, six compères au petit matin, sanglotant comme des lamentins…". Ose François.
- T'es vraiment nul. Aucun sens du rythme… C'est toi l'indigène du coin. Trouves-nous donc un abri digne de ce nom, on va s’entre tuer ici. Rétorque Jacques en riant.
- Ah ouais ? Et bien l'indigène connait une superbe petite chapelle à deux pas d'ici. Prenez vos crincrins avec vous, les chochottes risquent de s'enrhumer. Marmonne François en sortant sous la pluie et attrapant au passage son projecteur à led.
Et s'adressant à moi :
- Fabrice, prends donc le panier à bouteilles, c'est toujours ça que nos divas n'emporteront pas à Paris !
Vexé, François allume le projecteur et grimpe à grands pas le chemin du calvaire. Il disparaît aussitôt, à peine distingue-t-on le faisceau de la lampe.
Panique chez mes compères, on retire de la malle arrière alto, violon, oud et violoncelle…
- Punaise, il est parti où ? Hurle Marc.
- Du calme, il a eu la meilleure idée qui soit. Suivez-moi. Dis-je en me dirigeant vers le calvaire.
- Et nos bagages, on ferme pas le van ? S'inquiète Jacques.
- Franchement, tu crois que quelqu'un dans le coin oserait braver la colère de notre ours mal-léché ? Ironise Antoine.
La pluie redouble. Il fait de nouveau nuit grise et dorée, le soleil abandonne son bras de fer avec la nuit. Nous dépassons le calvaire. Je suis le chemin. Je trébuche sur une racine. Les bouteilles s'entrechoquent dans le panier. J'entends l'étui du violoncelle râper le sol et un juron. A quelques pas émergeant du brouillard, une croix, deux croix, le cimetière… La chapelle doit être à ma droite.
Je distingue le mur blanchâtre et un trou béant noir d'encre… Probablement la porte. Un large faisceau de lumière oscille à l'intérieur du bâtiment. Nous courrons nous abriter.
François trône au milieu du chœur, son projecteur placé sous son menton et imitant la voix d'un spectre tout droit sorti des tombes voisines :
- Alors les Parigots, on a faillit faire dans sa culotte, hein ! Heureusement que les indigènes sont là pour vous sauver du croque-mitaine !
Rires embarrassés.
- Tu as fait comment pour rentrer ? La chapelle est fermée normalement. Dis-je à François.
- T'inquiètes pas… Tous les gamins d'ici savent crocheter la porte de la sacristie et la refermer comme si de rien n'était.
François pose le projecteur sur le sol de la chapelle, puis ferme la porte. Les ombres s'étirent. Silence.
Peut-être par réflexe, peut-être pour combler un vide glacial qui commence à s'installer, qui sur un banc de bois, qui sur les vestiges d'une chaise paillée. Nos musiciens ouvrent leurs étuis et tentent d'éponger l'humidité.
Visiblement inquiet, Jacques sort son violoncelle. Je vois un sourire illuminer son visage. Il s'essaie à quelques notes puis accorde l'instrument. Esprit de corps ? Marc, Jules et Antoine font de même. Une cacophonie grave et stridente emplit la chapelle.
Progressivement l'oud entraîne comme il le peut le violon puis suit l'alto s'accordant quelques instants plus tard au timbre profond du violoncelle.
Impression étrange d'une foule houleuse et braillarde dont on comprend petit à petit le discours.
Jacques, tel un chef d'orchestre tapote son banc et demande magistralement le silence. Je reconnais la succession d'arpèges du Prélude à la Suite pour violoncelle n°1 en sol majeur de Bach.
Il fait froid, humide, j'ai faim, affreusement faim. Mon estomac gargouille et les notes graves du violoncelle me labourent l'estomac. François me regarde, sourit, comprend. Il me désigne du coin de l’œil le panier à bouteilles... Au point où j'en suis, n'importe quoi pouvant remplir mon estomac est bon à prendre.
Il tend la main vers les bouteilles, regards étonnés, puis larges sourires. Jacques est trop absorbé à jouer pour se rendre compte de la scène. François sort de sa poche un vieux canif au manche de cuivre, en soulève le tire bouchon. Une, deux, trois, quatre flacons dégoupillés en deux temps trois mouvements.
Jacques termine son Prélude, puis François lui tend la première bouteille :
- Tu vois mon grand, les indigènes du coin, ils ont même un tire-bouchon dans la poche, ça sert toujours !
Jacques sourit embarrassé, coince le violoncelle entre ses cuisses, prend le flacon, hume le goulot et s'enfile une rasade :
- Punaise ! Doux… Costaud… nez de myrtille… C'est encore plus casse-pipe qu'un café calva au petit dèj'. Mais à la guerre comme à la guerre. Vaut mieux ça que de crever le gosier sec.
Jules se penche sur son oud, tente d'accrocher la Sarabande de la Suite… Antoine vient à son secours au violon et fait glisser quelques notes… Ils abandonnent en riant et trinquent directement en entrechoquant deux bouteilles.
Marc reprend le flambeau avec son alto… La Sarabande glisse, s'allonge comme les ombres, s'enfile entre les poutres, s'enroule autour des colonnes. La chapelle semble en accord, résonnant d'échos graves et solennels.
"Six compères au petit matin, quatre flacons doux comme le satin. Ils ont loupé le premier train…"
Un trou dans le temps aux senteurs de confiture de myrtille et de violette, enveloppés et bercés par une musique onctueuse et capiteuse.